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Lan Yu
5 janvier 2023

Une vie heureuse

Il est 4 heures du matin. J'ai un coup de blues. Je suis terrassé par une fatigue que je ne soupçonnais pas.

Il y a trop de choses à la fois.

Je ne peux résister. Je me sens happé par un sommeil sans fond et sans rêves.

J'ai la sensation que je ne vais plus me réveiller. Sommeil sans rêves. Entrecoupé de réveils à répétitions. Peuplé de cauchemars.

Les cauchemars ? Une multitude d'arrachements successifs entre plusieurs personnes.

Je ne trouve pas d'explication.

Je lutte. Je ne suis pas chez moi. Je suis chez Li. Je dois rester éveillé pour être capable de prendre un taxi.

Je n'ai pas le droit d'abuser de son hospitalité. Ça ne se fait pas. Je ne veux pas perdre la face.

Je suis l'hôte de Li.

Aujourd'hui les choses sont différentes.

Rien n'est comme avant.

Je reste digne. Je ne veux pas qu'il me voit souffrir. Si je le pouvais je reprendrais tout à zéro.

Je dois donner l'impression que je suis indifférent à tout.

Il faut que je parte.

...

Nous sommes deux êtres qui se respectent. Et qui s'aiment.

Je veux profiter de Li au maximum. De sa présence. De sa conversation. De ses idées. De son corps.

De tout ce qu'il est. Et de tout ce qu'il m'apporte.

Sa spontanéité. Sa douceur. Son parfum. Son odeur.

Et un peu de son chez lui. On s'y sent en sécurité.

Peut-être parce que personne ne sait où je me trouve aujourd'hui.

C'est tout petit chez Li. On peut seulement tenir à deux.

J'ai oublié à quel point Li était capable d'apporter tant de chaleur dans un lieu.

Il y a des êtres qui sont comme ça. Li en fait partie.

Les femmes. Une famille. Des enfants. Des amis. Des voisins. Une vie conventionnelle. Classique. Sans accrocs. Lisse. Sans aspérités.

Cette vie-là n'est pas faite pour moi. C'est une certitude.

Pourtant j'y croyais. Je le désirais de tout mon être.

C'est pas mon monde. Je n'y peux rien. Pourtant j'ai essayé. Mais je n'ai pas pu.

On ne rejette pas l'amour quel qu'il soit. Quand il se présente.

Il arrive toujours au moment où on s'y attend le moins. Il faut toujours rester disponible pour ça.

Même si cet amour est différent pour les autres.

S'il se présente avec une personne du même sexe.

C'est une autre forme d'amour. Elle se trouve tout simplement hors des conventions habituelles. Surtout en Chine.

Dans l'Empire du Milieu. On nous surveille. Que l'on soit gay ou hétéro.

Tous les jours on prend le risque d'être dénoncé.

Dans l'Empire du Milieu s'aimer entre deux hommes c'est pas évident.

...

Il faut que j'y aille.

La voix de Li résonne depuis la cuisine.

- Kang ! Tu peux rester un peu. Tu es fatigué. Va te reposer dans la chambre ! Le temps que j'appelle un taxi.

Je me lève. J'adresse un sourire de gratitude à Li. Je me dirige vers sa chambre. Je ferme la porte.

Je me retrouve seul. Je regarde autour de moi. Je découvre l'univers de Li. Son univers intime.

Il est modeste.

Et ça me plaît.

Il est propre à lui. Je ne le connaissais pas.

Je tombe amoureux de son univers.

Je réfléchis.

Li semble préoccupé par son avenir. Peut-être souhaite-t-il partir. Il ne se sent pas bien en Chine. Il se sent à l'étroit.

Ce sont les États-Unis qui l'attirent. Comme tous les jeunes Chinois de sa génération.

S'il partait aux États-Unis pourrait-il survivre ? Il parle bien l'anglais. Il est à l'aise. Il avait commencé avec ses études d'architecture. Il a progressé dans cette langue avec le secret espoir qu'il partirait un jour.

Et pourquoi pas ?

Pourquoi cette fascination pour l'Amérique ? Les USA. Terre de liberté. Liberté d'entreprise. Liberté d'expression.

Du regard je continue de balayer la chambre. Accroché au-dessus du lit une lithographie. Les photos se superposent. Elles représentent diverses rues du centre-ville de New-York.

Mon regard continue son tour d'horizon. Là encore sur la table de nuit une photo dans un cadre.

Elle nous représente tous les deux.

Cette photo-là il l'a récupérée. J'étais sûr de l'avoir vue quelque part.

Elle nous représente tous les deux. Bras dessus bras dessous. Place Tiananmen. On voit la grand porte au loin derrière nous.

Je ne connaissais pas l'univers de Li. À vrai dire je ne m'y étais jamais intéressé.

Cet univers je le découvre. Il se trouve là sous mes yeux.

Il est à l'image de ce qu'est Li.

Un garçon simple. Authentique. Droit.

Sur la table de nuit une lampe de chevet bon marché. Et pour accompagner le tout une chaise en bois.

Sur les murs couleur jaune Li a réussi à mettre une couche de peinture pour masquer des fissures qui apparaissent ça et là.

L'immeuble est vieux. Li a réussi à donner un coup de jeune à l'appartement.

Mes yeux atterrissent sur le lit. Tiré à quatre épingles.

Le lit d'un étudiant modeste. Li toujours égal à lui-même. Qui aime les choses bien faites. Bien rangées.

Avec peu de choses il arrive à rendre les choses attirantes. Je n'ose pas m'allonger sur son lit. Petit ami ou pas Li n'a pas de quoi le recevoir. Si c'est le cas ils se retrouvent où pour baiser ? Dans un hôtel ? Même ça c'est pas son genre. Il voudra toujours recevoir chez lui.

Réserver le meilleur accueil au garçon qu'il aura rencontré.

De l'autre côté du mur de la chambre j'entends Li qui s'active devant l'évier. Les murs ne sont pas épais.

Ça fait un moment qu'il fait la vaisselle. Il doit penser à tous les deux.

A-t-il un petit ami oui ou non ?

Peut-être à l'heure qu'il est chacun n'ose pas dire ce qu'il ressent pour l'autre.

Li essaye de s'occuper. Peut-être il attend que je parte.

Il traîne. Il allume une clope.

J'entends le bruit de ses pas.

Il tourne en rond. Il doit se poser un milliard de questions.

Il revient au même endroit.

Il veut savoir ce que je fais.

Il cherche à occuper son esprit. Sa tête.

Car il doute. De lui-même. De moi. De nous.

...

...

Li.

Surtout ne pas rester désœuvré. Ne pas le paraître. Moi Li je n'ai besoin de personne. Je suis libre.

Il faut que Kang se dise " Il a dépassé ça ".

C'est évident. Ça saute aux yeux. Il ne m'a pas cru quand je lui ai sorti cette histoire avec mon petit ami aux États-Unis. Pourquoi j'ai raconté ça ? Les bobards c'est pas mon truc.

J'ai parlé d'un personnage que j'aurais aimé être. Un garçon libre qui travaille aux États-Unis.

C'est compliqué.

Je vais chercher des trucs parfois. En temps normal je suis pas comme ça.

Raconter ça pour quoi faire ?

C'est sorti comme ça. J'ai pas contrôlé. J'ai exprimé ce que je ressentais.

Parfois c'est nécessaire.

J'aimerais tellement pouvoir poser ma tête sur les genoux de Kang.

Je ne l'entends plus Kang. Que se passe-t-il ? Il s'est endormi ? Il faut qu'il parte maintenant. Il est tard.

Je ne veux pas le garder ici.

Je me dirige vers la chambre. J'ai le cœur qui bat la chamade.

J'ai affaire à un inconnu. Et cet inconnu s'appelle Kang.

J'entrouvre la porte. Kang s'est endormi sur le lit.

Je le regarde endormi. J'observe son visage.

Mon regard continue son chemin vers son corps. Que j'ai tant aimé.

Le désir revient.

Kang a vieilli. Il n'est plus le même. Il s'endort plus vite.

Je me sens envahi par une bouffée de tendresse.

Je secoue Kang par les épaules.

Il ne réagit pas.

- Kang ! Réveille-toi !

Kang remue la tête. Puis il se réveille en sursaut.

- Kang ! Il est tard. Il faut que tu rentres chez toi maintenant.

- Li ? Je suis désolé. Je m’étais assoupi. Tu peux appeler un taxi ?

Je sors de la chambre. Je prends le combiné. Je le repose. Qu'est-ce qui m'arrive ?

Kang sort de la chambre. Il se dirige vers le séjour.

Je me tourne vers lui. Il me regarde.

- Kang ...

- ...

- Tu veux rester ici cette nuit ?

Je suis surpris par ma proposition. Kang me fixe d'un regard étonné.

- Kang. Je sais la question que tu te poses. Je te propose de dormir. Il ne s'agit pas d'autre chose.

Le passé c'est le passé. Et il doit rester là où il est. On ne reviendra pas dessus. Nul doute là-dessus.

Pour la question que tu te poses et je sais qu'elle te taraude c'est non.

Je n'ai pas de petit ami qui vit à New-York. Je n'en ai jamais eu.

Je tire une clope du paquet de Kang resté dans le séjour.

J'ai juste connu une ou deux passades avec des mecs comme ça. Rien d'important.

La vérité Kang c'est que tu n'es jamais sorti de mon cœur. Et que tu n'en sortiras jamais.

Kang je ne sais pas pour toi mais moi je recherche une relation stable.

Une vie heureuse.

- ...

- Quelque chose de fort. De différent. De l'émotion. Du sentiment. De la force. De la confiance et de la tendresse.

L'histoire du petit ami New-Yorkais c'était bidon.

Kang. Je ne m'attendais pas à ce que tu veuilles me revoir ...

...

Je fixe Li. Il est plus beau que jamais. Rayonnant.

- Alors comme ça tu n'as pas de petit ami new-yorkais ...

Mon regard s'illumine d'un coup. Plus que je ne l'aurais voulu.

J'éclate de rire. Li ne comprend pas. Il semble interloqué. Puis il se met à rire lui-aussi.

Le silence.

Pas un silence pesant ou pour combler un vide. Non. Un silence où chacun apprécie le bonheur d'être avec l'autre.

La satisfaction qui émane d'une réconciliation.

Deux êtres se retrouvent.

Li me regarde avec une telle intensité que je n'ai d'autre alternative que de baisser les yeux. Je regarde le plancher.

À cet instant j'éprouve la nécessité de mesurer tout le chemin parcouru jusqu'à aujourd'hui.

Je suis perdu. Tant d'amour. D'un seul coup. Je reste sans voix.

Je suis désemparé. Je ne sais que penser.

Je me sens ridicule.

Moi le chef d'entreprise tout puissant celui qui dirige une entreprise de 200 employés je me retrouve de la taille d'un insecte.

Face à un ancien prostitué. À un garçon à qui il y a seulement un an je n'accordais pas la moindre importance.

Le silence se prolonge. Chacun fait le ménage dans ses pensées. Me laissant à mes réflexions Li retourne dans la cuisine.

Mais j'éprouve le besoin de l'y suivre.

J'éprouve le besoin physique de me rapprocher de lui. De sentir à nouveau son odeur. Sa présence. Ce garçon c'est ma drogue.

J'éprouve à nouveau ce besoin charnel d'être avec lui.

Li le ressent ça. Ça n'est pas pour lui déplaire. Il me laisse faire. Je m'approche de lui.

À nouveau il aime et recherche cette présence virile. La mienne.

J'observe Li.

Il se penche sur l'évier. Il redouble d'efforts pour faire la vaisselle. Ça fait la deuxième fois qu'il revient dessus.

Il se remet à sourire. Il ne peut s'en empêcher en redoublant d'effort sur la même assiette. Il a compris.

Il sait que je l'ai démasqué.

Je détache mes yeux de ses mains. Je cherche son regard.

À aucun prix ...

J'aperçois quelque chose d'inhabituel sur son visage.

Il pleure.

C'est inhabituel.

Je m'en doutais un peu.

J'amorce un pas dans sa direction. Li arrête mon élan d'un revers de la main.

- Reste là où tu es Kang ! Ne bouge pas.

Je suis freiné. Je me sens désemparé. Maladroit comme jamais.

Je ne sais pas ce que je dois faire. Je tente un pas de plus.

Li se retourne d'un trait. Il me fait face. Il me fixe de ses grands yeux noirs. Les larmes ont séché. N'y tenant plus il lâche son assiette. Celle-ci se brise sur le sol en mille morceaux.

Li vient droit sur moi. Avant que je n'ai pu esquisser le moindre geste il m'entoure de ses bras filiformes.

Il me serre à m'étouffer.

Je ne m'attendais pas à ça.

Li se met alors à déverser de chaudes larmes contre ma poitrine. Je me sens mal à l'aise.

Que dois-je faire ?

Je n'ai d'autre choix que de le serrer fort contre moi.

C'est plus que je ne puis en supporter. Ma carapace tombe en miettes.

Mon cœur se brise en mille morceaux.

Trop de choses fortes en quelques minutes.

J'empoigne Li avec violence.

Chacun essaye de lutter contre lui-même. Contre ses émotions. Contre ses pulsions.

Sans y parvenir.

Trop de chagrin. Tout ceci est absurde.

Je sens mes jambes m'abandonner.

Elles se défilent. Elles ne me supportent plus. Je tente l'impossible. Je lutte contre ce retour d'amour inattendu.

Li se détache de moi. Lui semble y parvenir.

Une dernière fois il essaye de conserver une distance entre lui et moi.

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