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Lan Yu
5 janvier 2023

Kang

Hôtel Excelsior. 2ème étage. Vue sur la rue. Luxe. Quatre étoiles à Pékin. Moi Kang je peux me permettre ça. J'en ai les moyens.

Quand j'ai emmené l'étudiant à l'hôtel celui-ci n'a rien dit. Pourtant il savait très bien ce qui allait se passer. Ce que j'attendais de lui.

Dans le hall d'entrée en sortant du billard je le regarde avec commisération. Je méprise ce genre de personne. Ce qu'il fait. De la prostitution. Il y a d'autres moyens de s'en sortir.

Je lui dis :

- Tu viens ?

L'étudiant me regarde. Innocent. Stupide.

Il semble fragile. Vulnérable. On dirait qu'il me voit pour la première fois. Qu'il me découvre. Pourtant ça fait une heure qu'il est là à attendre.

Je l'interroge. Il se contente de sourire. Un sourire béat. Désarmant. À croire qu'il se demande ce qu'il fout ici. Lorsque je lui fais signe d'approcher il se lève d'un bond. Comme s'il n'attendait que ça. Un signe. Il ne se le fait pas dire deux fois. On dirait même que ça le soulage. Que ça lui enlève un poids.

Je n'ai pas de scrupules. C'est un jeune prostitué. La petite pute de service. A mon service puisque je le paie. Il y en a des milliers comme lui qui sillonnent Pékin. Qui cherchent du boulot. Une passe bien payée. Pékin se reconstruit. C'est perpétuel. Pendant la journée ils cherchent un travail. N'importe quoi. Un job. Ce qu'il se présentera. Ils viennent des campagnes. Ils sont pauvres. Misérables. Ce sont les laissés pour compte de l'explosion économique. Il faut vivre.

Qu'est-ce-que j'en ai à foutre ?

Moi Kang je ne suis pas un dur. Je ne me définis pas comme ça. Sauf en affaires. Là je suis un loup qui mord. Avec ce gars c'est comme un business. C'est un contrat. C'est comme dans la vie. Chacun y trouve son intérêt. On est sur un même plan d'égalité. C'est l'offre et la demande. Ni l'un ni l'autre on ne doit rien à personne. Et surtout pas à l'autre. Chacun sait d'avance ce qu'il va se passer. Ce pourquoi on est là. Chacun prend ses responsabilités. Et s'apprête à les assumer.

Je te paye pour quelque chose. Tu vas me donner ce que je te demande.

Tout est question d'argent. L'argent est corrupteur. Il pervertit. C'est un mal nécessaire.

Moi Kang je suis issu de la classe moyenne. Des parents commerçants. Je suis plus intelligent qu'un autre. Ni plus ni moins. J'ai profité du boom économique. J'ai eu beaucoup de chance. Relations. Contacts. Carnets d'adresses. Opportunisme. Affairisme. J'ai compris l'avantage que je pouvais tirer de tout cela.

À l'âge de six ans je réalise que je vais plus vite que les autres. Je comprends vite. Comment s'en sortir.

Et puis il y a une histoire. Un passé lourd à porter. Qui fait qu'on doit se comporter sans pitié. Pour les autres. Une revanche à prendre. La vie est trop aléatoire pour perdre son temps.

C'était hier. Ma et Pa. Ils sont instituteurs à l'époque de la grande Révolution. Celle de Mao. Peu de temps après la grande marche tout a été chamboulé.

Révolution culturelle. Idées nouvelles. Révolutionnaires. La nouvelle Chine. Le pouvoir aux mains des Gardes rouges. Mais tous n'ont pas eu de la chance. Pas mes parents. Ils font les frais du régime. Comme beaucoup d'autres. De leurs amis.

Ils sont des millions à payer le prix de la révolution.

Mais chaque épreuve est personnelle. Ça peut être un calvaire.

Dans ce cas on s'en fout des autres. Plus rien n'a d'importance que soi. Les autres c'est de la foutaise. Quantité négligeable.

Les gardes de la Révolution. Ce sont les pires.

J'avais huit ans quand ça s'est passé.

Ma et Pa ne veulent pas sortir de chez eux. Ils refusent de fuir. Ils se disent qu'on n'osera pas les toucher. Ils sont les notables. Ils représentent l'élite du village. Pourtant une voisine les prévient à temps. Ils n'y attachent pas la moindre importance.

- Ils arrivent !!

Les gardiens de la Révolution. Les gardes rouges. Les hordes des Jeunesses communistes.

Ma ne veut pas partir. Il est encore temps. Mon père a préparé une valise. Une seule. Il faut faire vite. Surtout ne pas se charger et s'encombrer de choses inutiles.

Déjà ils frappent à la porte. Ils sont plusieurs. Ils se considèrent en pays conquis. Ils prennent tous les droits. Ils veulent en découdre avec le passé. Avec les humiliations et les rancunes inassouvies. Avec les anciennes générations. Tout casser pour faire émerger un monde neuf. Nouveau. Ils sont les nouveaux maîtres de la Chine.

Du haut de mes huit ans je pressens déjà que rien ne sera plus comme avant.

J'ai les larmes aux yeux. Je suis désemparé. Je ne sais que faire. J'ai compris. Je ne veux pas de ça. Je le rejette de toutes mes forces.

Les gardes rouges enfoncent la porte d'entrée. Je n'oublierai jamais. J'en fais encore des cauchemars aujourd'hui. Le garde rouge défonce la porte à coups de pied. Sa botte reste encastrée. La porte s'abat. Ils entrent en trombe. Tellement pressés d'en découdre qu'ils tombent les uns sur les autres.

Une jeune fille. Vingt ans tout au plus. Bien sanglée dans son uniforme. Il est noir. Un commissaire du peuple ? Un officier ? Fière de porter son uniforme. Investie d'un mission. Comme si sa vie en dépendait.

Elle aperçoit Ma. Dans ses yeux la haine. Pourquoi ? À ce moment je reconnais Lin. Elle a grandi. Ma lui donnait des cours de rattrapage. Elle avait des difficultés pour tout retenir. Elle était élève à l'école de Ma. Tout le quartier se moquait de Lin. Je ne sais pas pourquoi. Ma l'avait pris sous son aile. Elle la protégeait. Ma remet les voisins à leur place. Elle leur dit de se mêler de leurs affaires.

Ça va s'arranger. Disait Ma.

Ma. Elle était l'institutrice du village.

Lin se précipite sur Ma. Ma reconnaît Lin. Lin ne regarde pas Ma. Elle n'ose pas. Elle fuit son regard. Elle a peur de le rencontrer. Comme si elle avait peur d'y déceler quelque chose.

Elle a honte. La culpabilité saisit Lin à la gorge. Rien n'y fait. Elle semble convaincue du bien fondé de ce qu'elle fait. Elle est dans son bon droit.

Lin saisit Ma par les cheveux. Avec une violence inouïe.

Elle la traîne dehors. Trois jeunes arrivés des villages environnants regardent la scène. Ça les amuse. Ils rigolent. Ils plaisantent entre eux. Ils font des paris. Ils jouissent du spectacle qui s'offre à eux sans pudeur et sans honte.

La scène est horrible. Elle laissera une trace indélébile dans ma tête.

Pa est paralysé par ce qui se déroule devant ses yeux. Il ne peut rien faire. Il tente de les retenir. Ses mains glissent sur leurs uniformes. Il tente d'arrêter Lin dans son élan.

C'est au-delà de ses forces. Il n'y parvient pas. Il s'épuise. Il ne peut rien faire d'autre que de suivre le groupe à distance.

Les gardes rouges traînent Ma jusqu'à la place du marché. Là où attendent les autres. Ceux qu'on a déjà amenés là depuis l'aube. Ils sont hagards. Le regard est vide d'expression. Ils sont tenaillés par la peur.

Vengeances personnelles. Jalousies. Querelles de famille. Haines séculaires. Convoitise du bien d'autrui.

Dans un élan désespéré Pa s'attaque à l'un des Gardes rouges. Un garçon. Pa ne le connaît pas. Il ne l'a jamais vu. Il vient d'un village voisin. Il cherche à se dégager. Il n'y parvient pas. Il balance un coup de pied dans les côtes de Pa pour l'éloigner. Il ne faut pas être en reste du groupe. Ça se voit sur son visage qu'il ne sait pas ce qu'il fait.

Le garçon regrette son geste. On voit qu'il n'a pas voulu faire de mal. Pa est recroquevillé sur lui-même. À la douleur morale et psychologique s'ajoute la douleur physique et la honte. Aujourd'hui encore j'entends le bruit des deux cotes qui se brisent sous la violence du choc. Pa parvient à se traîner jusqu'à Ma qu'ils ont poussée vers l'estrade. Celle-ci a été montée à la va vite au centre de la place du marché. Ils veulent frapper les esprits. Faire jouer l'effet de surprise. Échafaudage de fortune. Assez large pour contenir trois ou quatre personnes debout les unes à côté des autres. L'estrade est constituée de bric et de broc avec des planches récupérées ça et là sur la place du marché. Plusieurs cageots de légumes sont amassés pour constituer la marche qui permettra aux victimes d'accéder à l'estrade. Les coupables sont exposés devant la foule. Les villageois incrédules se rassemblent. Ils se dirigent vers la place du marché comme mus par un sixième sens.

Il y a de plus en plus de monde.

Le chaos est indescriptible. On a l'impression que c'est un combat fratricide entre deux générations que tout oppose. Le nouveau monde contre l'ancien monde. Sans possibilité de réconciliation.

De présumés coupables arrivent des villages voisins. Tous ont les mains liées derrière le dos avec des liens composés de bouts de chiffons. La terreur se lit sur leurs visages.

Ils ne comprennent pas ce qu'il se passe ni ce que l'on attend d'eux. Certaines mères se révoltent. Ce sont les femmes qui réagissent.

Elles essayent d'intimider les assaillants. Leur faire lâcher prise. Elles leur rappellent l'histoire du village et leurs origines.

Rien n'y fait. La révolution est en marche. Rien ne l'arrêtera.

Il est trop tard. Les siècles de servitude et de corruption resurgissent. Tout ça éclate au grand jour. D'un coup. Sans prévenir.

La même scène se reproduit dans tous les villages des environs.

On a identifié les coupables.

Alors a lieu une scène que je n'oublierai jamais.

Les victimes sont poussées les unes contre les autres sur l'estrade comme du bétail humain. Ce ne sont plus des êtres humains. Ce sont des parias. Les boucs émissaires. Ils représentent un danger pour les masses laborieuses. Celles qui font la loi aujourd'hui.

Ils sont trois sur l'échafaudage. Les bras liés derrière le dos les autres les regardent en attendant leur tour. Ils sont résignés. La terreur règne en maîtresse. Tout renverser. Tout recommencer. Tout reconstruire depuis le début. En faisant table rase du passé. Le nouveau régime contre l'ancien. Effacer plusieurs siècles d'un trait de plume.

La place est remplie de monde.

Les présumés coupables ce sont les plus instruits du village. Les plus cultivés.

Lin la fille de tout à l'heure se penche vers eux. Elle les oblige à baisser la tête en leur donnant des coups de poing sur la nuque. Elle cherche à les humilier. Ca se voit dans son regard.

Ma comprend ce qu'il se passe. Où ils veulent en venir. Elle s'obstine. C'est Ma.

Elle refuse de baisser la tête.

Lin la gifle. Maman la regarde. Elle soutient son regard. Lin la gifle à nouveau. Elle ne supporte pas le regard accusateur de Ma.

Ma garde les yeux baissés. Les larmes lui brouillent la vue. À ce moment un des garçons qui appartient aux Gardes rouges tend un panneau à Lin.

Lin le glisse de force autour de la tête de Ma.

Sur celui-ci est écrit :

" Ennemi de la révolution. "

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