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Lan Yu
7 janvier 2023

Nocturnes

Certains soirs, pour répondre à un appel, à l'appel de sa nature, tromper son ennui, vivre autre chose pour changer la monotonie de son quotidien, mais aussi pour faire monter le taux d'adrénaline, Toto va traîner dans les lieux de drague pour hommes.

Il se dirige vers l'unique pont de la bourgade sous lequel tout se passe, tout peut arriver.

C'est le lieu de rendez-vous.

Ou alors, d'autres soirs, selon son humeur et son envie, Toto va faire un tour dans les bois tout près du bourg ...

Une force irrépressible le pousse à aller dans ces lieux sombres et obscurs. Il est comme attiré par une force intérieure, une force contre laquelle il ne peut lutter.

Dans ces endroits "mal fréquentés", il sait qu'il peut rencontrer des hommes comme lui, qui viennent chercher la même chose que lui.

De tous les âges, parfois très jeunes, ces hommes s'épient avant de se jauger, puis s'isolent pour passer à autre chose ... Durant de longues minutes, ils se mâtent, se soupèsent, s'évaluent, sans dire un mot ... C'est le "marché" de la drague à ciel ouvert ... Particulièrement prolifique durant les beaux jours, l'été ... Plus tard dans la soirée, la plus grande partie d'entre eux passent à l'acte. D'autres s'en vont, déçus ...

Toto s'approche à découvert sous l'unique réverbère qui éclaire la clairière. Celle-ci est faiblement éclairée. Elle se trouve sous la voûte du pont. Déjà Toto sent peser sur lui les regards lourds de conséquence, les appels, sous forme d'œillades, sur ce qu'on attend de lui ...

Il est repéré dès son arrivée. Pour lui, ces incursions nocturnes dans le monde des ombres, c'est son cœur qui bat plus vite et plus fort dans la poitrine. Il aime observer ces silhouettes qui se meuvent dans l'obscurité ... Il prend son temps pour apprécier, jouir de toutes les phases de son incursion. Le danger et l'insécurité sont les puissants moteurs du désir ...

Toto a besoin de ça pour se sentir pleinement lui-même, pour avoir la sensation d'exister. Il est en phase avec lui-même et en adéquation avec son propre corps mais aussi son âme ... Il a besoin de savoir, de sentir qu'il n'est pas le seul à avoir besoin de ça, à vouloir ça, à l'attendre pendant toute la semaine. Il aime regarder, observer ces corps masculins qui se meuvent dans l'obscurité. Il les réclame ... Le danger lui donne la sensation d'exister ... Pas besoin de drogue pour être soi-même dans ces moments-là ... S'immiscer dans cet univers est une drogue en soi et se suffit à elle-même. De toutes façons, les drogues, ça l'intéresse pas, c'est pas son truc. Il a essayé, mais ça ne marche pas. Ça lui fait pas l'effet qu'il attendait. Plutôt, ça ne lui suffit pas.

Les regards sont sur lui, indéchiffrables, en coin. Ces hommes-là savent exactement ce qu'ils veulent. Ils le veulent vite. Toujours dans l'urgence comme s'ils avaient peur d'être démasqués, reconnus, à l'instant même de leur délit. Mais quel délit ?? On a l'impression qu'ils ont peur d'être dénoncés, d'être accusés, d'être mis en prison ...

Toto reconnait certains habitués. De quoi ces hommes sont-ils coupables ? Ce qui se passe ici se fait strictement entre adultes consentants ...

La passe est rapide. Il faut que tout soit terminé en moins de 15 minutes ... Une fois rassasiés, ils repartent, ces hommes, jamais ensemble, jamais côte à côte, comme s'ils avaient peur soudain de cette nouvelle promiscuité, de ce soudain rapprochement, après ce qu'il vient de se passer. On les sent honteux de ce qui s'est passé, de ce qu'ils ont fait. D'un pas précipité, ils s'engouffrent alors dans leur voiture. Certains s'y enfournent parfois avec une proie. Elle est choisie, consentante dès le départ. Ils l'ont repérée dès leur arrivée ... Un seul regard a suffi ... Et le consentement, ou le refus, est catégorique.

Mais de quoi donc, ces hommes sont-ils coupables ??

Toto fait semblant de ne pas comprendre les regards à demi fermés, bistres, qui pèsent sur lui. Il veut d'abord tâter le terrain, faire d'abord son tour, pour évaluer la marchandise.

Enfin, il se dirige vers sa proie. Bien sûr, elle s'échappe aussitôt. Elle disparaît. Il l'oublie. Elle aussi, d'ailleurs. Elle a probablement trouvé quelqu'un d'autre ... Elle a dû prendre peur devant l'audace de Toto.

Toto se décide à continuer la soirée ... Il n'est pas pressé de rentrer ... De se retrouver seul dans sa piaule ... Ce soir, il n'a pas envie de se laisser rattraper par ses idées noires.

Il se sent alors comme happé par un groupe d'hommes qui s'est rassemblé autour de lui sans qu'il n'y prenne garde. Il ne peut s'échapper. Il n'en a pas envie. Il est le centre d'intérêt soudain de tout un groupe. Il le sait. Il le sent. Il ne sait plus où il est, où il se trouve. Mais il ne résiste pas ... À aucun prix, il ne veut lutter. Il se laisse happer, caresser, palper, désiré, aimé ... Violemment ... Son corps est malmené, brutalisé, violenté ... Il est animé par une force terrible, insoupçonnée, incompréhensible, irrationnelle, qui l'incite à se laisser aller, à s'abandonner, à ne plus résister ... Son besoin est minéral, terrestre, viscéral. Il communique avec la terre entière ... Au plus profond de lui-même. Il se sent Être organique. Faisant partie d'un tout ... Son désir d'être possédé avec violence redouble plusieurs fois dans la soirée ... Il fait partie du tout humain. Il appartient de façon inaltérable, intrinsèque, absolue, aux hommes. Il est fait de glaise, d'argile, de boue. Dans ces moments-là, il a la sensation d'appartenir à l'universalité ... Il a enfin sa raison d'être ... Il ne peut se détacher, s'extraire du groupe. Il n'en a pas la force. Il n'en a plus la force. Il fait partie de ce même corps. Il ne s'appartient plus en tant qu'individu mais à un ensemble ...

À l'aube, la tension retombe ... Et le retour à la réalité se fait cruel, rigide, brutal. On dirait du verglas qui fouette le visage. Toto sent dans sa bouche un goût âcre de cendre, de décomposition. Avec ça, de l'amertume qui monte à la gorge. La frustration est extrême, totale. Elle ne va pas le quitter pendant plusieurs jours ...

Il prend le chemin du retour, c'est l'aube.

Toto essuie des larmes qu'il n'arrive pas à refouler. Il essuie ses mains poisseuses contre son pantalon. Comme s'il voulait les laver, les purifier de toute impureté ... Il se sent sale désormais ... et n'aspire plus qu'à prendre une douche ...

Il fourre ses mains dans ses poches, comme s'il avait envie de les cacher. Il se sent honteux d'avoir cru une fois de plus qu'il pourrait être heureux durant ces quelques minutes passés dans la clairière. Il se dit qu'il est fou d'avoir pensé ça.

Il s'éloigne lentement, de façon mécanique, sans réfléchir. Il se dirige vers la départementale, qui plus loin sous le pont, prolonge le sentier qu'il a pris.

Là, son cœur reprend un rythme normal. Il reprend sa marche pour le retour. Il la veut la plus longue possible. Il veut en savourer chaque étape, chaque minute, avant de regagner sa piaule. Sa rédemption s'accomplira sous cette forme. Ses pensées pourront tout à loisir se fondre dans le néant. Et il pourra ainsi oublier le moment passé. C'est à ce prix qu'il peut espérer redevenir lui-même, comme il était avant. Le plaisir, même furtif, est au prix d'un retour aux normes qu'il croit " normales " ... Du moins le pense-t-il.

Il veut désormais rentrer au plus vite chez lui, retrouver la sécurité, l'abri, de sa piaule. Il veut revenir à son point de départ. Mais que veut-il au juste ? Que se passe-t-il ?? Pourquoi ses pensées lui échappent-elles à ce point ??

Comme à chaque fois après ça, une fois dans sa chambre, Toto grille une clope. Ses yeux s'embuent à nouveau. Son regard se perd dans le vague. Il est heureux d'être là, simplement, à cet instant précis, maintenant.

Le soleil pointe à l'horizon ... Toto réalise que quelque chose d'important lui manque. Quelque chose de plus important que tout ce qu'il peut imaginer. De plus fort que le sexe. Une chose essentielle qui manque à sa vie. Une chose sur laquelle il ne peut pas mettre de nom car il ne sait pas ce que c'est. Il veut vivre quelque chose de grand, au grand jour, le clamer au monde entier. Mais il ne sait pas quoi ... Quelle chose ?? Seul ?? Avec quelqu'un d'autre ?? Dans ce cas, avec qui ?? ... Et comment ?? Il y a une autre vie en dehors du sexe ?? Quoi ?? ... Autant de questions qui hantent son sommeil jusqu'au matin ...

" Quand ça arrive, alors là, rien ne vous prépare à ça " ...

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