Il sera trop tard

Kang

Cheng c'est mon assistant. Il est celui sur lequel je peux compter en toutes occasions. Même pour les choses les moins avouables.

Le sexe et les transactions.

Ce soir Cheng vient de m'amener un mec.

Je regarde le gars.

Il est assis sur le banc à droite dans l'entrée.

Tous les soirs après le boulot je me rends à la salle de billard. J'y arrive aux alentours de 19h30. J'y reste jusqu'à 1 heure voire 2 heures du matin.

La plupart de mes employés s'y rendent.

Détente. Fumée. Bière. Cigarettes à profusion. Cartouches entières liquidées en l'espace d'une soirée.

Filles disponibles. À la demande. Payées par moi-même. Ou plutôt sur la caisse de l'entreprise.

Une fois encore nous ressentons le besoin de nous retrouver ensemble dans cet endroit. Mais nous ne sommes plus dans le cadre du travail.

Dans cet endroit la hiérarchie n'existe pas.

Moi Kang je ressens le besoin de me mesurer aux autres. Histoire de compétition. Me sentir meilleur que les autres. Je n'y peux rien. C'est ma nature. C'est plus fort que moi.

Ce soir mes pensées sont ailleurs.

Cheng mon assistant me ramène un mec. Un jeune. Pour mes besoins sexuels.

Cheng est là ce soir. C'est pour me présenter le jeune.

Dans le brouhaha j'entends Cheng me glisser un message à l'oreille.

Je ne l'écoute pas. Toutes mes pensées sont tournées vers ce garçon que j'ai repéré à l'entrée.

D'ailleurs ce que Cheng me glisse à l'oreille ça a un rapport avec le gars.

Mû par une pulsion je retourne vers l'entrée. À la dérobée j'observe ce jeune étudiant. Il regarde devant lui. Il possède un regard perdu.

Il n'a pas l'habitude de fréquenter ce genre d'endroit.

Le jeune garçon regarde le sol. Parfois son regard se tourne vers la salle.

Ça fait une heure qu'il est assis sur ce banc. Inconfortable car recouvert d'une fine pellicule de mousseline.

Le jeune se sent observé. Il tourne la tête vers moi. Li. Je crois que c'est le prénom que Cheng m'a glissé à l'oreille.

J'ai à peine le temps de retirer ma tête. Il a vu que je le regardais. Il a surpris mon regard.

Il correspond à mes critères sexuels.

Il faut voir ce qu'il accepte.

Vingt et un. Vingt-deux ans tout au plus. Mignon. Sans plus.

Les traits rustauds d'un gars de la campagne. Les traits du visage grossiers.

Fin de corps. Longiligne.

Du plus loin que je me souvienne je n'ai jamais fait mention de mes penchants sexuels à Cheng. Mais depuis qu'on travaille ensemble Cheng les a devinés.

Ce gars s'appelle Li.

Un étudiant sans le sou. Il y en a tellement qui sillonnent Pékin à la recherche d'un job. Ils sont prêts à prendre n'importe quoi pour survivre.

...

Je m'appelle Li.

Je suis issu d'une des provinces les plus pauvres de Chine.

Depuis plusieurs jours avec d'autres étudiants je fais le tour de Pékin pour trouver un job. On demande partout. Vente à l'étalage. Chantiers.

Mes potes de recherche laissent tomber. Je ne sais pas ce qu'ils font. Ni ce qu'ils sont devenus. Les nouvelles vont vite.

À force de non-dits on finit par savoir ce qu'il se passe. On finit par se renseigner.

Je sais bien ce que font certains pour s'en sortir.

Moi je refuse de toucher à ça. Je suis pur. Je veux le rester jusqu'à mon mariage.

Je veux conserver mon intégrité.

Rester moi-même. Demeurer ce que j'ai toujours été.

Je dois le rester pour ma future épouse. Et mes enfants.

Je ne veux pas me salir les mains.

Je sais qu'elles existent. Et qu'on n'a pas toujours le choix. Je respecte le choix des autres.

Ça fait un an que je cherche un job. Chaque jour je ratisse un quartier. Je ne trouve rien. Il n'y a que les chantiers qui recrutent. Pour la journée. Les migrants grouillent par dizaines de milliers dans Pékin.

La ville est en perpétuelle reconstruction.

On trouve un chantier à chaque coin de rue.

Je possède un diplôme d'architecte.

Malgré mon niveau d'études je ne demande rien de plus qu'un job sur les chantiers.

Travailler sur le terrain. Ça te permet de partager la vie des ouvriers. Et leurs conditions de travail.

Je m'appelle Li. J'ai vingt et un ans et je suis étudiant en architecture.

Aujourd'hui je me trouve ici. Dans l'antichambre d'une salle de billard.

Dans cet endroit où j'attends le bon plaisir et le bon vouloir d'un riche Chinois.

Lui a réussi. Comment a-t-il fait ? J'aimerais le savoir. Mais ce n'est pas le moment de se poser ces questions.

Je suis à sa disposition pour lui proposer mon corps. Je vais me louer l'espace d'une nuit. Pour une poignée de yuans. Après c'est fini. Je ne toucherai plus jamais à ça. C'est promis.

Lorsque j'ai vu Cheng la première fois il m'a assuré que Kang était doux et généreux. Cheng c'est l'assistant de Kang. Ou son homme de main. Je ne sais pas trop. Ça revient au même.

Toujours est-il que Cheng est toujours très bien habillé. Il m'a certifié que Kang ne me ferait aucun mal. Même si pour moi c'est la première fois.

En plus il paye bien.

Je n'ai pas le choix. Je suis aux abois.

C'est quoi la technique pour recruter un prostitué ?

La technique est toujours la même. Tu en parles dans ton cercle d'amis comme si tu te renseignais pour quelqu'un d'autre.

Et puis quelques jours après tu en as un qui te glisse à l'oreille :

- Je t'ai entendu parler l'autre fois. J'ai peut-être quelque chose pour toi ... Si ton pote est toujours intéressé j'ai un contact ...

En général ce type de confidence t'est apporté de la part de celui ou de celle que tu n'as pas vu venir. Celui auquel tu t'attends le moins.

Tu laisses passer quelques jours. Tu réfléchis. Tu hésites. Tu te poses des questions. Tu as peur. De la brutalité. Des maladies. De ce que le client va te demander.

Et puis tu appelles. Le premier rendez-vous a lieu dans un endroit anonyme. En général un bar connu. Pour rassurer.

Le contact est toujours très bien habillé. C'est l'intermédiaire.

Je glane ces informations de la part d'un pote qui a l'air d'en savoir plus qu'il ne veut bien le faire croire.

L'intermédiaire que tu rencontres t'explique tout. Comment ça se passe.

Le prix. Les tarifs. Ce que l'on attend de toi. Après il te laisse parler. Pour te mettre en confiance.

Il te demande ce que tu es prêt à accepter.

Si ça fonctionne l'intermédiaire percevra sa commission.

Et moi Li je me trouve dans ce lieu de rendez-vous. Pas du tout ce que j'avais imaginé. Je pensais que le rendez-vous aurait lieu dans un grand hôtel de Pékin. Au dernier moment le client s'est ravisé. Il a fixé le rendez-vous à Cheng et à moi-même dans cette salle de billard.

Et je suis là comme un con à attendre le regard du maître.

Comme une marchandise en attente d'être vendue.

C'est humiliant. Je me sens sale.

Je crois savoir qui est Kang. Dans la grand salle beaucoup de monde. Tous parlent haut et fort. Il y a même une femme que l'on entend.

J'aperçois Kang lorsqu'il passe la tête.

Je crois que c'est lui. Ce mec de taille moyenne qui passe un regard à la dérobée.

Il est pas trop mal.

Il me mate pour voir ce que lui a ramené Cheng.

Quelle importance ? Qu'il me baise. Et qu'on en finisse.

Qu'il me donne mon fric et qu'on en reste là.

De toutes façons après ça nous ne nous reverrons plus.

Il a l'air sûr de lui. Il se comporte comme un chef. Les autres sont ses subalternes. Ça se voit.

À chaque fois qu'il tente un regard il tombe sur le mien.

Même dans ce type de circonstances je conserve ma dignité.

Ne pas laisser place à l'inconnu. Je prends de l'assurance avant qu'il ne vienne me chercher.

Après il sera trop tard.