Un fils

Avant d'apercevoir son fils affairé au-dessus de la poêle à préparer le chou, Rob se sert une rasade de Jack Daniels. Histoire de commencer la soirée avant dîner. Il se frotte les mains. Ça tombe bien.

Ce soir il a faim.

Il réalise ma présence.

Moi c'est Steve le fils de Rob. J'ai vingt et un ans. Mon frère aîné vingt-trois. Nous vivons seuls avec Rob notre père. Ma mère est morte peu de temps après ma naissance. Je soupçonne Rob de m'en vouloir un peu pour ça. Je ne suis pas responsable

Ma était déjà très malade.

Nous vivons tous les trois dans la plus grande cité HLM de la périphérie sud de Londres.

Je regarde mon père. Je me demande où il a pu passer la journée.

Ce soir je veux créer une bonne ambiance. Un climat accueillant pour Rob. Je veux lui faire plaisir.

- Bonsoir P'pa !

- Bonsoir.

Rob ne se sent pas d'humeur à répondre. Du moins pas dans l'immédiat. Le temps de déguster son Jack Daniels.

Il faut que j'essaye de faire quelque chose. Il faut que je tente le tout pour le tout. J'essaye de trouver un terrain d'entente.

Rob me prend de court.

- T'as fait quoi aujourd'hui Steve ? T'as fait quoi à bouffer ????

- P'pa ... Je fais du choux ... J'espère que ça va t'plaire !!

- T'étais au lycée aujourd'hui ???

- ...

- Tu réponds quand j'te parle ??

- P'pa Comme d'hab, tu sais bien. Tous les mercredi on a un match de hand !

Rob ne dit rien. Soudain honteux d'avoir oublié ce que je lui répète chaque mercredi.

La soirée ne va pas se dérouler comme prévu.

Rob va me chercher des noises.

Rob m'a sous la main. Je vais lui servir de souffre-douleur. Il n’est pas abattu comme d'habitude. Mais comme un fait exprès il a besoin de vider son sac. Il sait que je ne réagirai pas comme à mon habitude.

Il en profite.

Je panique.

Stupeur.

Sur la table de la salle à manger j'aperçois la quittance électricité que j'ai oubliée de ranger. Erreur fatale. J'ai omis de l'enfouir dans le tiroir de la commode sous les autres factures.

Comme je fais à chaque fois.

J'aperçois Rob qui regarde fixement la table. Il a l'air hébété. J'ai compris. Mais c'est trop tard.

Je réalise l'ampleur de ma méprise. Ça va être terrible.

Avant que je n'aie le temps de mettre la main dessus Rob s'extirpe avec violence du canapé. Il se saisit de la facture et la détaille avec avidité.

À la vue de celle-ci il perd pied.

Son regard s'égare dans le vague.

Rob se trouve hors de portée.

Il se retranche dans son monde. Ses mains tremblent. Il n'est plus maître de lui-même. Il est pris dans un étau duquel il n'arrive pas à sortir. C'est fini. Il n'a plus l'énergie. Il sombre dans la folie.

Je connais ce processus qui l'englobe tout entier sans crier gare.

Par ma faute je réalise que j'ai fait tout basculer. Ça n'était pas prévu.

Je sens une terreur indicible m'envahir.

Rob tremble de tout son être. Il se ressert un Jack Daniels.

Il a besoin de ça pour remonter la pente coûte que coûte. Le whisky est son seul remède.

S'il n'a pas ça Rob replonge.

Je ne dis rien. Une fois de plus je vais essayer les mots. Je veux lui parler.

Mais Rob ne capte pas ce que je lui dis.

Il est obsédé par l'idée qu'il n'y a plus rien à faire. Il oublie ma présence.

Il faut se battre. Ce n'est pas la fin du monde.

Je reviens vers mes fourneaux. Histoire de reprendre le contrôle de la situation.

J'essaye de me concentrer sur la cuisson du chou mais je n'y arrive pas.

Ce que je redoutais me tombe dessus.

Je brûle le contenu de la poêle.

L'odeur de brûlé envahit la pièce. Elle se propage dans l'appartement jusque dans les chambres. La poêle se met à cramer avec son contenu. Une flamme d'un mètre surgit de la cuisinière.

Je m'empare d'un torchon pour maîtriser l'incendie.

Je tente d'éteindre la flamme. Le torchon prend feu.

Je fais n'importe quoi. Le feu s'est emparé de toute la cuisine. Il menace de s'étendre dans le séjour.

Je suis impuissant. Je sens les larmes me monter aux yeux.

Les coups de torchon ne font qu'attiser les flammes. C'est l'horreur. Dans ma tête je vois déjà les flammes s'emparer de l'immeuble.

Les flammes ne cessent de grandir dans tout l'appartement.

J'implore Rob pour qu'il me vienne en aide.

Rien n'y fait.

Je ne comprends pas ce qui se passe dans son cerveau. Pourquoi ne réagit-il pas ?

C'est quoi ce regard mystérieux ? Cette lueur étrange qui traverse ses yeux. Rob a-t-il des idées suicidaires ?

Je refuse de voir la réalité en face.

Je regarde ma réalité. Je renonce à analyser l'ombre qui passe dans le regard de mon père. J'interprète son attitude comme celle d'un homme trop abattu pour trouver en lui la force de réagir. Je ne vois rien d'autre.

Soudain animé d'une pulsion soudaine Rob se précipite pour éteindre l'incendie.

Horreur ! En fonçant vers la cuisine Rob attrape son pied gauche dans le tapis sous la table de la salle à manger. Il manque de renverser la table et s'étale de tout son long.

Il fait un bruit sourd comme un arbre qu'on abat.

Je laisse là mon père. À cet instant je réalise que je suis le seul à pouvoir faire quelque chose. Je me précipite pour éteindre l'incendie.

L'énergie du désespoir.

À plusieurs reprises je remplis d'eau une bassine. J'en déverse le contenu sur les flammes. Je parviens à éteindre le feu.

Je me relève épuisé.

Je réalise que Rob ne s'est pas relevé de sa chute. De toutes mes forces je parviens à le hisser sur le canapé du salon.

Rob est sous le choc.