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Lan Yu
4 janvier 2023

Huis Clos

Li

Lorsque vous me voyez pour la première fois je peux vous sembler un garçon étrange. Je ne parle jamais de moi le premier. Il vous faut m'y inviter. Je ressens avant tout le besoin de me sentir à l'aise avec mes interlocuteurs avant de leur parler.

Je m'appelle Li.

Je vis dans la solitude depuis l'enfance.

Je vous présente mes parents adoptifs. Ils se prénomment Shu et Feng.

Lorsqu'ils partent aux champs je ne trouve rien d'autre à faire que de m'occuper de moi-même. Je cherche des idées et des solutions pour ne pas tomber dans le désœuvrement.

J'estime comme un devoir de vivre. Je cherche à occuper ma journée. Ça représente mon moteur de vie. Je ressens le besoin de me trouver toujours en mouvement. Je passe des heures entières à regarder les albums de photos que je dispose devant moi.

Je les interroge.

Je me pose des questions sur mon origine. Sur mes parents naturels. Que deviennent-ils ? Où se trouvent-ils à l'heure où je vous parle ? Pourquoi je me trouve ici ?

Pourquoi les ancêtres existent-ils ? A quoi servent-ils ?

Je bricole. Sur les trois vélos que nous possédons je trouve toujours quelque chose à revoir.

Je reprise les vêtements du foyer.

Je prépare la cuisine pour le soir et pour le lendemain.

Je vénère mes parents.

Lorsque j'arrive au collège les certitudes commencent d'occuper une place dans ma tête.

Ma période la plus difficile se passe au lycée.

La souffrance fait son apparition. Je ne me sens pas très à l'aise avec mes camarades.

Je rentre à la maison. J'attends le retour de Shu et de Feng. Mes parents adoptifs occupent une place particulière dans ma vie. Je les aime plus que tout. Ils luttent pour m'offrir le maximum de bien-être et de bonheur. Ils se tuent à la tâche pour me rendre heureux.

Ils m'incitent à partir de la maison. Ils espèrent pour moi une vie meilleure et heureuse. Pour moi ils espèrent une autre vie que la leur. La culture des champs ne répond pas à mes attentes et à mes espérances. Moi je veux passer ma vie entière auprès d'eux. Il est naturel qu'un garçon veille à la prospérité de son foyer. Ça me paraît la chose la plus évidente du monde.

Shu et Feng n'en peuvent plus d'attendre une naissance qui n'arrive pas.

Les dieux m'envoient les rejoindre Shu et Feng au moment où ils n'attendent plus rien de la vie. Un garçon. Dans la tête de Shu et de Feng ma venue apparaît comme un don des dieux.

Shu et Feng s'habituent à mon  goût immodéré pour la solitude.

Ils constituent une espèce en voie de disparition. Alors que tous s'exilent pour aller chercher du travail en ville ils s'obstinent à cultiver la terre de leurs ancêtres. Cela prend l'allure d'un sacerdoce qu'ils veulent mener jusqu'à son terme.

Pour eux seul compte le travail. Le labeur qui apporte la subsistance. Ca répond à leurs principes. Ils ne se projettent jamais dans le futur. Rien ne sert de se préoccuper de qu'il se passera demain puisque nous vivons aujourd'hui et que la journée ne s'achève pas encore. Demain viendra à son heure.

Mes parents adoptifs et moi parlons peu. Nous n'utilisons pas de mots ni de paroles superflus pour nous exprimer. Nous sentons les choses comme elles vont. Sur le plan matériel seuls nous suffit le strict nécessaire. Pour nous la vie correspond à ça. Le travail que fournissent Shu et Feng suffit à nous rendre heureux tous les trois et à subvenir à nos besoins. Nous ne dépendons pas des autres. Nous vendons le produit de notre culture sur les marchés alentour. Nous n'allons jamais très loin.

Je ne possède pas de camarades. Je ne connais pas d'amis. Cela ne me dérange pas le moins du monde. J'apprends à vivre ainsi.

 

CHAN

Ma soeur s'appelle Chan. Elle part de la maison. Elle n'envisage pas de continuer à vivre chez Shu et Feng. Elle ne veut pas mener une existence de paysanne. Elle s'en va à Pékin. La grande ville où tout paraît possible. À condition de cacher sa condition.

Nous n'obtenons pas de nouvelles de Chan durant des années. Un jour elle réapparaît. Comme un mirage. Shu et Feng comprennent. Elle veut réussir. Elle éprouve de la honte vis-à-vis de ses parents adoptifs. Elle ne supporte pas la pauvreté et la misère. D'où qu'elle provienne. Enfant elle m'avoue ne pas accepter cette condition.

Chan part à 19 ans. Le jour de son anniversaire. Au cours du dîner qui précède son départ elle cherche à nous convaincre que la Chine d'aujourd'hui ne représente pas celle d'hier. Les choses changent. Elle affirme que Shu et Feng refusent de regarder la réalité en face.

Toute à ses préoccupations Chan ne participe pas aux activités de la maison. Je ne me fais pas fait prier pour la remplacer.

J'éprouve de la tristesse. Chan s'en va.

Par des voisins Shu et Feng apprennent que les filles des campagnes partent en ville pour tenter leur chance. Depuis plusieurs années le gouvernement lutte contre le dépeuplement.

Chan part avec son baluchon à la main. Elle ne regarde pas en arrière. Je lui fais signe de la main. Chan sait que Shu et Feng la comprennent. Elle veut leur éviter d'éprouver de la peine. Elle reste dans ma mémoire comme la muette et la silencieuse.

A la table familiale Chan prépare le terrain par des sous-entendus. Je me contente de baisser la tête. Je me sens triste.

Après son départ les jours me paraissent longs. Shu et Feng semblent perdus mais ils ne soufflent mot. Ils évitent de me regarder. Au cours des jours qui suivent le cours normal des choses reprend le dessus.

Je me rappelle nos multiples discussions avec Chan.

Lorsque Shu et Feng partent aux champs je m'attelle aux tâches ménagères. Je prépare les repas. Je m'interroge sur mon avenir. Je me projette dans le futur. A la mort de Shu et de Feng je ne pourrai pas rester ici.

Je crée des objets en bois. Je leur donne l'apparence de figurines. Je m'invente un univers avec mes propres personnages.

Ce qui me plaît c'est de dompter la nature pour en produire quelque chose. Je reste fasciné par le pouvoir de l'homme et ce qu'il peut en faire. Il possède un pouvoir unique sur la planète. J'ai à cœur de produire une œuvre d'art. Quelque chose qui demeure après ma mort. Shu et Feng restent admiratifs devant mes productions. Ils semblent fascinés par mon habileté à confectionner de multiples figures à l'aide de mes mains. Je sais ce que je veux obtenir. Je l'imagine dans ma tête. Je l'élabore. Ça me rend fou de joie et ça contribue à me rendre heureux.

Je crée tout ce que mon imagination me commande de faire. Mais de plus en plus au fond de moi je sens quelque chose qui me manque. Ça ressemble à une présence. Une âme sœur. Une personne comme moi à qui parler et à qui me confier. Avec qui partager ce que j'apprends et ce  que la vie m'enseigne. Un double de moi-même. Un reflet de ma propre identité. Je n'arrive pas à définir ni à donner une forme à ce visage qui m'apparait souvent la nuit. Je me réveille en sueur. Je ne parviens pas à lui donner un prénom. J'éprouve la sensation de partager quelque chose avec quelqu'un. Mais ce quelqu'un n'existe pas.

Avec leurs propres enfants les voisins m'emmènent à l'école puis au collège. Ils nous proposent leur aide.

Ils passent un soir dans la semaine. Leur présence confirme ce que pressentent Shu et Feng. J'éprouve un besoin de plus en plus grand d'apprendre. Une soif inextinguible. Au cours du dîner ils se rendent compte de l’intérêt que je porte à tous les sujets de la conversation. J'en connais un en particulier qui me tient à coeur. Il s'agit de la politique.

- Li doit fréquenter davantage les bancs de l'école ! Les autorités font beaucoup pour permettre aux jeunes Chinois d'apprendre !

Shu et Feng ne disent rien. Ils acquiescent. Du jour au lendemain je me trouve pris dans l'engrenage des livres. La lecture m'accapare de plus en plus. Je découvre l'écriture. Un nombre illimité de disciplines s'offre à moi. L'arithmétique puis les mathématiques se transforment en une passion constante. Je n'oublie pas la création. La confection et la couture. L'art culinaire. Les retrouvailles en famille. Le travail du potager.

Je réalise que tôt ou tard il faut grandir et évoluer dans le monde des hommes. L'Empire du Milieu se transforme.

L'école m'apporte des bienfaits. Elle m'apprend à m'intéresser aux autres. Je suis confronté au bien et au mal. A la critique. Je mesure la provocation. La haine et la jalousie. La bêtise. La différence qui génère le rejet et l'exclusion. Je découvre l'attirance physique. L'attrait des corps. Le désir et la sexualité.

J'entre au collège. Je découvre de nouveaux visages. J'espère de nouvelles relations.

You notre voisin vient me chercher pour nous accompagner Jie son fils et moi au collège. Jie va me révéler à moi-même. Je découvre ma différence. Avec Jie je connais mes premiers émois amoureux. Esthétiques et érotiques. Avec lui je partage mes premières expériences homosexuelles.

Il ne s'agit que de jeux. D'essais ou des tentatives maladroites. Jie ne me laisse pas une impression impérissable.

Au lycée je connais un regain d'intérêt pour les études. Plus j'avance plus je ressens le besoin de tout connaître. Je me frotte à l'émulation. Je cherche à me surpasser. Je voudrais trouver un monde nouveau.

Shu et Feng prennent de l'âge. Ils se tuent à l'ouvrage.

L'industrialisation arrive à grands pas. L'Empire du Milieu se transforme à la vitesse de la lumière.

Le capitalisme sauvage se nourrit de tous les opportunismes.

La course pour l'emploi devient le nerf de la guerre. Les campagnes se dépeuplent pour les grandes agglomérations. Toutes les minutes un chantier s'élève.

Mes parents adoptifs refusent de céder aux sirènes du modernisme.

Pour eux ce qu'ils possèdent correspond à un don des Dieux et de leurs ancêtres. La terre se transmet de père en fils.

Chan m'encourage à ne pas abandonner les études pour les champs. J'éprouve de la culpabilité à ne pas aider Shu et Feng dans leurs tâches quotidiennes. Que dois-je faire ?

Au lycée s'opère en moi un déclic. Je veux devenir architecte.

Chan revient à la maison.

Elle affiche ses vingt ans avec fierté. Une surprise nous attend. Elle nous présente l'homme de sa vie. Il s'appelle Qiang.

De longues études figurent au palmarès de Qiang. Ce genre d'homme fascine Chan. Le physique passe après. La réussite professionnelle importe plus que tout. Les parents de Qiang appartiennent au cercle restreint des élites du Parti. Qiang possède une intelligence supérieure à la moyenne. Il réalise très vite le parti qu'il peut tirer de sa position. Il en profite sans vergogne et sans scrupules.

Qiang possède un bon fond. Lorsque l'occasion se présente il peut devenir généreux. Après une courte période de révolte à l'âge de quinze ans il se sent investi d'une mission.

Cet ensemble de circonstances séduit ma sœur. Je sais jusqu'où elle peut aller pour assouvir ses ambitions et ses passions. Je ne peux pas lui en vouloir pour ça. Elle n'éprouve d'autre désir que celui de s'en sortir.

Cette rencontre entre Qiang et Chan m'apporte. Qiang force mon admiration.

Je me rappelle notre conversation le soir même de leur arrivée.

 

QIANG :

Li. Il faut que tu sortes de ta condition. Tu en possèdes les capacités et les ressources intellectuelles. Li tu dois voir plus loin et plus grand. Poursuis tes études jusqu'où les vents te mèneront. L'architecture représente un bel avenir. En Chine les besoins paraissent immenses. Des milliers de places restent à prendre.

La Chine effectue sa mutation. Elle souhaite révéler au monde un nouveau visage. Celui du changement et de la transformation. La main d'oeuvre se trouve dans les mégapoles. Les jeunes affluent des campagnes vers les grandes villes. Devant cet afflux massif les autorités ferment les yeux.

Moi Qiang je m'en sors car je possède un diplôme et des appuis. Je tire mon épingle du jeu. Li tu peux profiter de tout cela toi-aussi. Il te suffit de le vouloir. Si tu le souhaites je peux t'y aider. L'occasion semble rêvée.

Je reste fasciné devant ce flot de paroles.

Qiang paraît animé d'une forte soif de réussite. Je ne crois pas que je lui ressemble. Je ne me compare pas à lui. Son ambition me semble démesurée. Elle suscite en moi un mélange de frayeur et d'inquiétudes.

Les années passent.

Tout va très vite.

En moi s'opère un déclic. Une prise de conscience.

J'apprends en regardant autour de moi. L'enseignement ne me suffit plus. Je cherche autre chose. Je m'intéresse à l'Occident. A la liberté d'expression. A la démocratie. Comme tous les jeunes Chinois de mon âge je sens qu'il se passe autre chose ailleurs qu'en Chine. Internet fait son apparition dans l'Empire du Milieu. Sous le manteau les écrits subversifs commencent de circuler. Les penseurs comme Lao Tseu et Confucius récidivent. Je prends conscience de tout cela et je m'y plonge à fond perdu. Mon esprit s'émancipe. Il s'élève. La soif d'absolu inonde mon esprit.

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