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Lan Yu
4 janvier 2023

Fuite

Il fait froid. C'est vide. Quelque chose ne va pas. Ce silence c'est pas normal.

Ça et là quelques marchands ambulants. Certains vendent leurs herbes. Ils me font penser à des rescapés. Des zombies. Des ombres.

Des groupements de jeunes traînent ça et là. Ils se préparent. Certains portent des banderoles. Ils préparent un coup.

Je ne vois pas l'étudiant. Il n'est pas là.

Je cherche Li. Cet enfant de salaud brille par son absence. Ça fait quinze minutes que je poireaute dans l'air glacial. Des groupuscules se forment ça et là. Ils sont de plus en plus nombreux. Une manif se prépare. Au nez et à la barbe des dirigeants.

Que se passe-t-il ? Que veulent-ils ? Où sont-ils ?

Je sens comme une angoisse diffuse pénétrer tout mon corps.

Moi Kang j'ai peur. Il y a quelque chose qui semble anachronique. Il ne fait pas bon se trouver là.

Les groupes se transforment en masses. Une foule s'agglutine sur la Place. Ils veulent dire quelque chose.

Ce sont des jeunes. Des familles avec des enfants sont là aussi. Quelque chose de grave se prépare.

Que réclament-ils ?

Je ne suis pas à l'aise. Qu'est devenu le petit dans tout ça ? Où est-il ? Comment je le retrouve dans la foule ?

Je me barre de là. Cai exagère. Il a des idées bizarres. Je ne veux pas leur accorder de l'importance. J'ai autre chose à faire que d'aller humer l'air de la Place. Et puis cette peur me tenaille.

Na et Cheng doivent se demander ce que je fous.

Je m'éloigne. Je traverse et je longe les ruelles. De préférence les petites et les moins fréquentées. On ne sait jamais sur qui on peut tomber. Toutes donnent sur la Place.

Il y en a qui commencent à partir.

Je change d'avis. Je retourne à la Place.

Un groupe de jeunes s'anime. Ils discutent entre eux avec une animation inhabituelle.

Ces jeunes. Ils croient refaire le monde. Quelle inconscience. Quelle naïveté. C'est plus fort qu'eux. Ça les démange. Ils ne savent faire autre chose que de se révolter. Mettre le feu aux poudres. Foutre la pagaille. Avec eux c'est le chaos.

Mû par mon instinct je m'approche du groupe. C'est plus fort que moi.

De quoi parlent-ils ?

Un des membres du groupe s'inquiète de mon manège.

Il doit penser que je suis un flic en civil.

Ce visage me dit quelque chose. C'est lui. Il faut que j'en aie le cœur net.

Je reconnais l'étudiant. Il m'aperçoit.

J'affirme mon pas. D'un pas décidé je me dirige vers le groupe.

- Hé l'étudiant ! C'est toi ? Tu me reconnais ?

Il semble hésiter. Il ne réagit pas.

Il se dirige vers moi.

- Kang ? Qu'est-ce que tu fais ici ? C'est moi. Li.

- Je vois bien que c'est toi !

Li s'approche. Je me trouve pris au piège. Je me sens démuni. Li me reconnaît le premier. Il ne s'attend pas à me voir.

Je me sens de plus en plus mal à l'aise. C'en est trop pour moi.

- Je ne cherche personne en particulier. Comment vas-tu ? On caille ici ! Il fait froid !

Je regarde autour de moi pour me donner contenance. Je fais mine de m'intéresser aux autres groupes de la Place.

- Oui. C'est normal. C'est l'hiver !

- Tu t'appelles Li ? Je ne le savais même pas ! Ou tu me l'as dit mais j'ai oublié. Que deviens-tu depuis l'Excelsior ?

- Ça n'a pas d'importance ! Tu m'as déjà oublié.  De toute façon nous les pauvres on vient de la campagne. Être en ville c'est quelque chose d'exceptionnel. À un moment donné ils voulaient pas qu'on vienne. Ils voulaient pas qu'on dépeuple les campagnes. Kang ! Ne t'inquiète pas pour ça.

- Je ne m'inquiète pas !

Je suis piqué au vif. Je me sens ridicule. Je ne contrôle pas la situation. Je déteste ça. L'étudiant a raison. Qu'est-ce que je fous ici ?

Les autres membres du groupe commencent à se demander ce qui se passe. Li a-t-il besoin d'aide ?

- Li. Puisque tu t'appelles ainsi c'est comme ça désormais que je t'appellerai. Si nous avons l'occasion de nous revoir.

- Et pourquoi nous ne l'aurions pas ?

- Je ne peux pas rester ici. Il faut que je m'en aille.

Je m'approche de Li. D'un peu trop prêt. Je suis conscient que je ne peux m'attarder davantage. Les autres adoptent une attitude agressive. Il veut quoi cet homme d'affaires ? Ce flic ?

- Il faut que je parte. Na et Cheng doivent s'impatienter.

Je suis mû par une pulsion irrésistible.

- Li ! Tu ne peux rester comme ça. Tu as froid. Ça se voit. Tu grelottes. Tiens prend ça.

J'enlève mon écharpe pour la lui nouer autour du cou. Je porte des vêtements qui proviennent de France. Des plus grands couturiers. Avec une préférence pour les collections d'Yves Saint Laurent. Il n'y a pas mieux. Je réalise que l'écharpe que j'offre à Li est un cadeau de ma mère.

Je porte autour du cou cette belle écharpe rouge en cashmere. À elle-seule elle a coûté une petite fortune. Deux pleines poignées de yuans.

Je ne sais ce qui me passe par la tête. Tout ça ne dure que quelques secondes. Comme les choses les plus importantes de la vie. Ce sont des gestes que l'on ne regrette jamais. Ils ne durent qu'un instant de vie. Ils donnent leur sens à la vie elle-même.

Je ne raisonne pas. Qu'importe. C'est bien ainsi. Je procède avec précision. Comme si j'avais peur d'être arrêté dans mon élan. Li. Ça ne semble pas le déranger d'être aperçu par le groupe qui ne manque pas une miette de la scène. Il en a rien à foutre de ce qu'ils peuvent penser. Je lui en sais gré. Je ne sais pas pourquoi. Ça se voit dans ses yeux.

Li ne dit rien. Il ne réagit pas. Il me laisse faire. Attend-il ce moment depuis que nous nous sommes vus à l'Excelsior ? Je ne le saurai jamais. Il me fixe. Je sens que pour lui rien n'existe hormis le temps présent. Il scrute mon visage comme s'il attend un signe. Ou une explication. Il observe la moindre expression de mon visage. Il ne baisse pas les yeux.

C'est moi qui les baisse.

Quelle impudence.

Merci Kang.

À cet instant plus rien n'existe que nous deux.

Plus de Place Tiananmen. Plus de groupes. Plus de révolte. Plus rien. Tout autour de nous s'éloigne.

Nous nous trouvons tous les deux face au destin. Face à un défi. Lequel ?

Nous nous sentons légers. Comme si une part de nous-mêmes s'évapore. Nous sommes deux êtres humains lâchés dans le vide. Abandonnés dans l'espace ou au-dessus d'un précipice.

Je veux prolonger ce moment.

Je me détourne de Li. Le sens des réalités me rappelle à l'ordre. Je me fais violence. Je n'ai pas besoin de courir pour reprendre le cours des évènements ou rejoindre le flux de mes pensées. J'ai peur de me brûler. L'amour ? Pour moi ça n'existe pas. C'est une aberration de la nature.

Au bureau la journée passe plus vite que d'habitude.

Ce soir je n'ai pas envie de rentrer et de me retrouver seul. J'ai assez d'argent pour faire ce que je veux. Je peux aller à l'hôtel tous les soirs si tel est mon désir.

Mes pas me conduisent à l'Excelsior.

C'était il y a deux mois. J'y ai emmené Li. Je veux me retrouver avec moi-même. J'ai besoin de réfléchir sur les évènements.

J'arrive à l'hôtel. À la réception on m'attribue la 252. C'est étrange. Ou c'est la réceptionniste qui l'a fait exprès et qui veut m'être agréable. C'est une attention de sa part.

C'est dingue. C'est la chambre dans laquelle j'ai emmené Li.

Pour la première fois le prénom de l'étudiant s'affiche dans ma tête. Avec précision. C'est la première fois que je verbalise son prénom. Il s'imprègne de façon indélébile dans mon cerveau.

Arrivé dans la chambre je presse le bouton de la télé. Elle fonctionne mal.

J'ai toujours eu une prédilection pour les vieux hôtels. Les plus chers et les plus chics.

Ils possèdent une histoire. Ça doit être pour ça. Je ne peux m'empêcher de passer un doigt sur la télé pour voir si la poussière a été enlevée depuis la dernière fois.

Sur l'écran de télé la même speakerine que l'autre fois. Ça doit être la maîtresse d'un dirigeant. Corruption oblige.

Des invités. Des interviews. Un débat. La réalité porte un masque et s'abrite derrière des émissions ludiques. Pas de Place Tiananmen.

Pourtant les nouvelles sont celles du jour. Les commentateurs ne parlent pas des attroupements de plus en plus nombreux qui se dirigent vers la Place.

Je me sens abattu. Je repense à Li. Au groupe de jeunes que j'ai vu tout à l'heure. Ils se sont formés là sur la Place de façon spontanée. Ils attendent un évènement. Lequel ?

J'arpente le sol de la chambre.

Je me trouve face à moi-même. Je vis dans un monde à part. Pourquoi suis-je là à ne rien faire ? A être spectateur ? Pourquoi est-ce que je ne participe pas ? Il y en a qui agissent. Qui luttent pour des idées. Qui craignent pour leur vie. Et moi dans tout ça ?

L'image de Li tourne sans cesse dans ma tête. Ça me rend fou.

Je prends une douche. Je reste une heure sous le jet. J'essaye d'oublier. De comprendre.

Je dois réagir.

L'émission se grippe. Je m'habille à la hâte. Un sombre pressentiment.

De plus en plus d'interférences brouillent l'image. Il se passe quelque chose.

Mû par une intuition je descends l'escalier à toute vitesse. Je sors de l'hôtel. Il fait nuit. Je fonctionne comme un automate. Mes pas me conduisent vers la Place. Mes mains sont moites. Mes pieds sont glacés. Dans la rue qui mène à la Place des vélos rebroussent chemin à toute allure. Ils surgissent par flopées.

Sur les visages se lit la terreur. Une peur indicible. Des coups de feu claquent sur la Place. Ils se répètent à cadence régulière. Il sont des centaines à refluer de la Place.

Je m'écarte pour ne pas me faire renverser.

- Idiot ! Tu peux pas faire attention ?

Un gars se retourne. Je ne réponds pas. Il reprend sa fuite éperdue. Il paraît terrorisé.

Je regarde devant moi. Je parviens à conserver mon calme. Je ne me laisse pas gagner par la panique. Le flux des réfugiés se transforme en raz de marée.

Je ne peux plus avancer. Le reflux humain rend tout mouvement impossible.

Je suis oppressé. Qu'est-il advenu du petit ?

Je me retrouve face à mes contradictions. Mes pensées irrationnelles fusent de tous les côtés. Elles ne me laissent aucun répit. J'ai peur de mourir. Cette idée me paralyse.

Mes jambes deviennent lourdes. Je me mets à courir dans une fuite éperdue. Je cède à la panique. C'est de l'autre côté qu'il faut aller. Vers la Place. Il faut sauver le petit. Il a besoin de moi. J'arrive à la Place. Je ne sais pas comment. Je ralentis le pas. Je longe les bâtiments qui bordent la Place. Le vertige m'envahit.

Je m'assois. Qu'est-ce que j'ai à courir comme ça pour quelqu'un que je connais à peine ?

J'avise un perron. J'ai de la chance. Il est éclairé. Les locataires ont oublié d'éteindre. Les habitants du quartier se sont enfermés chez eux. Tout est noir à l'intérieur des maisons. Je veux être le plus discret possible.

J'avise deux sacs poubelle. Je me cache. Je me recroqueville.

Ce sont des hordes de fuyards qui dévalent les rues. A pied. A vélo. En voiture. Hommes. Femmes. Enfants. Jeunes. Vieux. Des couples. Des familles.

La pluie s'en mêle. Elle se transforme en trombes d'eau. Les fuyards se délestent de tout ce qu'ils peuvent.

Devant moi sur la chaussée des cartables. Des sacs. Des paniers. Des valises. Des baluchons.

Je suis à bout de force. Je glisse dans un sommeil sans rêve. Blanc. Diaphane. Comme si plus rien n'existait. Le néant.

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