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Lan Yu
7 janvier 2023

Place Tiananmen

- Elle va marcher cette putain de clim ?

Na ! Où êtes-vous ?

Kang se tourne vers Cheng. Il est assis en face de lui. Devant son bureau. Cheng. Son associé. Cheng prend la défense de Na.

- Je sais pas où elle est Kang ! On a fait c'qu'on a pu !

- Mais qu'est-ce qui se passe enfin ?

- Les ouvriers sont en grève. Tu sais ça se passe pas très bien en ce moment ...

- En grève ? Mais ça n'existe pas la grève. Que veux-tu dire ?

- On sent comme un tumulte. Un frémissement dans l'air. Ça vient des autorités. Il y a quelque chose de bizarre.

Na arrive.

- Je sais ... Je sais. Na ! On a reçu le fax des Russes ? Ils ont envoyé quelque chose ? Ils répondent ?

- Non. Toujours pas.

- Qu'est-ce qu'ils foutent ?

Cheng :

- Je sais pas Kang. Avec les évènements tout marche de travers depuis quelques temps.

...

Deux coups sont frappés à travers la porte vitrée du bureau.

Je lève la tête. La porte s'ouvre. Tous les papiers sur le bureau s'envolent. Je déploie tous mes efforts pour les récupérer.

Je parviens à les rassembler et à les étaler devant moi. Je replonge dans mon journal. À peine si j'entends la porte se refermer.

Quelque chose ne va pas. Ça va pas être bon pour les affaires. Je le sens. Si Cheng dit vrai il faut que je m'inquiète. Il faut prendre des mesures.

Ça change tout le temps au bureau politique.

Cheng dit vrai. Na et lui ont parlé. Ils ne m'ont pas tout dit.

Les femmes. Elles sentent toujours les choses. Elles possèdent un sens inné que nous les hommes on n'a pas. Ça s'appelle l'intuition féminine.

Trois coups contre la porte fermée.

Je relève la tête.

- Cai ? Qu'est-ce que tu fous là ? Pourquoi tu l'as pas dit plus tôt !

- Tu semblais très occupé !

Je me lève.

- Je suis content de te voir !

Ma joie n'est pas feinte. Je prends mon frère dans les bras.

- Toi-aussi tu vas m'annoncer une mauvaise nouvelle aujourd'hui ? Rien ne va ! Plus rien ne fonctionne !

- Non ! Enfin je sais pas. Je peux te parler deux minutes ?

Je regarde mon frère avec plus d'attention. Je regarde autour de moi. Mon regard s'attarde sur Cheng. 

- Cai ! Cheng peut rester avec nous. J'ai une entière confiance en lui.

Je ne comprends pas. Qu'est-ce qu'il a Cai ? C'est pas dans ses habitudes. C'est la première fois que je l'entends parler comme ça. Ça risque de me concerner.

Inutile de reculer. Ça ne sert à rien. Si c'est une mauvaise nouvelle autant l'apprendre tout de suite. On gagnera du temps. J'aviserai après.

Je me lève. Je fais le tour du bureau. Je me sens nerveux. Je ferme la porte vitrée derrière Cai. Elle est bien fermée. J'invite Cai à s'asseoir sur le canapé en face du bureau. Cuir vieilli de couleur verte. J'ai récupéré ce dernier dans un centre de tri pas loin d'ici. Je voulais que ça aille vite. Je n'avais pas de temps à perdre avec ça. L'entreprise venait de démarrer.

Ça fait un style. Et puis pas besoin de dépenser trop d'argent. Ce canapé est lourd comme du plomb. Mauvais souvenir. Avec Cheng nous l'avons transporté à dos d'hommes jusqu'à mon bureau. Nous avons monté les escaliers. Il n'y a pas d'ascenseur.

Je saisis deux verres et l'unique bouteille de whisky située dans le bar. J'en verse une bonne rasade dans chacun des deux verres. Il faut fêter la venue de Cai. J'en verse davantage dans le verre de Cai. Il faut que celui-ci parle. Il va en avoir besoin pour tout dire et me raconter. Je pose les deux verres sur la table basse devant le canapé.

- Alors Cai ! T'as oublié mon anniversaire ? Et en plus tu viens m'annoncer une mauvaise nouvelle. De quoi s'agit-il ?

- Kang ! Je me promenais Place Tiananmen hier soir.

- À quelle heure ?

- Oh ! Il devait être aux alentours de 22h. À peu près l'heure du couvre feu.

- Et alors ?

- J'observais tout ça. Je regardais. Tu sais la Place c'est le poumon de la Chine. Le cœur ! L'élan vital de l'Empire du Milieu !

- Cai ! Tu deviens poète maintenant ?

- Kang. On peut y pressentir ce qu'il va se passer dans les prochains mois. Ou dans les jours à venir. C'est le meilleur moyen de savoir ce que les autorités ont décidé de faire. Quelles sont leurs intentions.

- Parle Cai ! Viens-en au fait ! Qu'est-ce qui te tourmente ?

- Sur la Place je regardais un de ces groupes étudiants. Ils portent la révolte et la colère en eux. Ils brandissaient des bannières avec des slogans ouvertement anti-communistes.

C'est manifeste. Ils veulent en découdre avec les autorités.

Ils portent des foulards dans les cheveux. Avec des slogans contre le régime et la corruption.

Des bandanas. Comme en Occident lorsqu'ils manifestent. Kang ! Ça dure depuis des semaines. Les étudiants sont de plus en plus nombreux à se rassembler chaque jour sur la Place. Les autorités ne réagissent pas. Elles attendent le moment propice.

Et puis il y a eu une fuite. Ils ont l'intention d'intervenir ce soir.

Je suis plus attentif. Je regarde Cai avec intensité.

- Kang. Il y a autre chose.

- Quoi ?

Je dresse l'oreille.

- Quoi ????

- ...

- Parle Cai !

Sur la Place j'ai aperçu le gars que tu as ramené l'autre soir.

Mon esprit ne fait qu'un tour.

Ce mec je n'ai pas arrêté d'y repenser depuis que je l'ai emmené à l'Excelsior.

Je veux laisser parler Cai. Il faut que je le laisse continuer.

- Kang ! Tout ceci ne me regarde pas. Je ne sais rien. Mais je voudrais te dire un truc.

- Quoi ?

- Les nouvelles circulent. Elles vont vite et elles ne sont pas bonnes. Elles font le tour de Pékin depuis quelques heures. Kang ! Il fait pas bon se rassembler sur la Place Tiananmen. Tu fais ce que tu veux. Tu prends tes responsabilités. Écoute. Juste tu préviens le petit qu'il faut éviter la Place ce soir. C'est ce soir que ça va se passer. Les troupes sont déjà prêtes. Elles vont se mettre en position.

- Que veux-tu dire ?

- Elles vont nettoyer la Place. Le grand balayage est prévu pour minuit. Ils vont tirer sur les étudiants. Sur tout ce qui ressemble de près ou de loin à un groupe.

Kang. Ça je pouvais pas te le dire au téléphone. Depuis ce matin je fais le tour des amis et de nos relations. Sans oublier la famille. Je préviens tout le monde.

Débrouille-toi Kang. Il faut que tu fasses vite si tu veux que le petit reste en vie. Si tu veux le revoir vivant. C'est une question de vie ou de mort pour ce jeune homme. Après tout ça dépend de l'importance que tu accordes à tout ça ... Je t'aurais prévenu.

Ça va tourne très vite dans ma tête.

Je m'interroge.

Cai a raison. C'est quoi les sentiments que j'éprouve vis-à-vis du gars ? Je nourris quoi à son égard ? Qu'est-il pour moi ? Des sentiments existent-ils ? Y a-t-il quelque chose de plus profond ? Et chez lui. Ça ressemble à quoi ? Quels sont ses ressorts intimes ? Est-ce désintéressé ? C'est l'appât du gain ? L'attrait de ma position ? Il cherche la sécurité ? Il a bien dû remarquer que j'étais un homme riche. Il n'est pas con.

Soyons net. Qu'est-ce que je ressens pour ce gars aujourd'hui ? Li. Il s'appelle. J'y ai pas repensé depuis. Je l'ai complètement oublié. La dernière fois que je l'ai vu c'était quand ? Je ne me rappelle plus. J'ai oublié. Je n'ai pas eu de nouvelles depuis. Il n'a plus donné signe de vie. Je ne lui ai pas posé de questions.

Après tout on n'était pas à l'hôtel pour ça. On y était pour baiser. Je ne lui ai pas demandé son numéro de téléphone. De toute façon je n'avais pas à le faire. Ce n'est qu'une putain.

Cette idée me préoccupe. En réalité elle me tourmente depuis quelques temps déjà. Ça fait six mois maintenant que je n'ai plus de nouvelles de Li. Depuis quelques jours son image revient dans mon esprit. Pourquoi d'un coup ? Sans crier gare ? Ça fait quatre jours que ça revient.

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