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Lan Yu
7 janvier 2023

Bougon

Marco est bougon aujourd'hui. Il marche dans les rues. Cette ville, il ne la connaît pas. Il ne veut pas la connaître. Il ne l'aime pas. Il n'aime pas la banlieue parisienne. Il ne sait pas ce que c'est. Peut-être parce qu’il ne connaît pas. Il a décidé de pas aimer.

Il pleut pour ne rien arranger. Marco a toujours eu horreur de la pluie. Nécessaire pourtant. Il le sait bien. Il se rend dans le foyer. Foyer de jeunes travailleurs. Dont on lui a beaucoup parlé. Surtout ces dernières semaines. Avant le grand départ pour Paris. Il lui a été conseillé par des amis de ses parents.

Marco a rendez-vous avec le directeur. Du foyer. Directement. Il a du être "introduit" ... On a dû parler de lui. Il doit passer pour une recrue de choix. Sûrement quelqu'un d'exemplaire. À tous égards. Il devrait se sentir flatté. Il ne l'est pas. Ça le laisse ni chaud ni froid. Il s'en fout. Dans sa tête, Marco n'est pas arrivé à Paris. Pas encore. Il est encore à Quimper. Ouest France. Il y a laissé sa famille. Et ses amis. Surtout. Depuis qu'il a quitté Quimper, il voit tout en négatif. Tout lui paraît gris à Paris. Il est venu à Paris par obligation. Pas pour autre chose. Il est donc obligé d'être ici. Par nécessité. Pure nécessité : le travail. Comme il n'a pas son bac, il avait pas le choix. Il faut travailler. À Quimper, il a fait les agences d'intérim. Rien. Pour lui. Charpentiers, soudeurs, chauffagistes, métallurgistes. Rien pour lui. Il a pris sa décision en un éclair. Pas d'autre choix que d'aller à Paris. C'est ce qu'il a fait. Il est très content d'avoir eu ce job. Au ministère des Anciens Combattants. Par concours. Il en est fier. Maintenant, il est tranquille. Il tient un job. Qui lui ouvre la voie de la liberté : travailler à Paris. Marco fait contre mauvaise fortune bon cœur. Une fois assis dans le bureau du directeur, il attend. On lui a indiqué son bureau. Une femme de service en bas. Il a monté les escaliers. Sans voir personne. Jour de semaine. 16 heures. Il n'a rencontré personne.

Le directeur entre. Il le regarde. Il connaît ses rendez-vous à l'avance. Très organisé. Il s'assoit. Il l'observe. Il ne dit rien. Il l'ausculte. De derrière ses binocles. Ronds. Sérieux. Marco a l'impression de se trouver dans un vieux Pagnol, option région parisienne. Sous la pluie. Le directeur, c'est clair, s'interroge. Il tente de se faire une opinion. Avant même d'ouvrir la bouche. " Il se demande à qui il a affaire " ... Marco a les cheveux longs. C'est évident. Le directeur fait l'association mentale : cheveux longs=drogue. Marco le sent tout de suite. Pas évident de porter une étiquette. Toujours la même. Ça finit par devenir chiant. Marco est sûr de lui. C'est comme ça qu'il est. C'est comme ça qu'il veut être. C'est comme ça qu'il sera. C'est un choix. Avec toutes les conséquences que cela suppose.

Au bout de 5 minutes de ce face à face silencieux, d'observation réciproque, de regards qui se jaugent, le directeur déboule :

- Ici, pas de drogue. Il n'y a que des gens bien.

" Ça veut tout dire ..." Marco ne peut s'empêcher de reculer avec sa chaise. Histoire d'éviter que le directeur ne perçoive sa moue ironique. Contraction des lèvres. En coin. " Marco, je t'en supplie ... Commence pas à faire le con ...

Marco n'en revient pas. Abasourdi. Il est abasourdi. " De quoi il me parle ? Que raconte cet énergumène ? "

Certes, Marco a les cheveux longs et un jean. Et alors ? De là à le cataloguer comme un drogué potentiel, mieux, un drogué en puissance ou un drogué avéré, c'est peut-être un peu trop. Marco ne peut s'empêcher de sourire. Le directeur ne voit rien ...

" Le foyer a déjà eu maille à partir avec des jeunes qui ont dû tenter quelques expériences ... Qui n'ont pas plu au directeur ... Qui ont peut-être nui à la réputation de ce foyer bien sous tous rapports ... Vu du dehors ... "

Comme pour s'excuser, ou adoucir le propos, ou bien même se serait-il trompé ? Le directeur cherche à se faire complice de Marco. Ou peut-être est-ce pour le sonder. Il lui sort :

- Oh ! Avec vous, je le sais, il n'y aura aucun problème de cet ordre ...

" Qu'en sait-il ? J'ai horreur qu'on me prenne à partie comme ça ..." Le directeur réalise qu'il est peut-être allé trop loin ... Il prend un autre chemin.

- Où allez-vous travailler ?

"Voilà qu'il s'intéresse au métro que je vais prendre alors que j'ai passé des heures dans le train à décortiquer le plan de métro ... De mieux en mieux ... On va où comme ça ??"

Le directeur lui indique le métro qu'il va devoir prendre. Il insiste.

- Pour cette station, vous devez prendre cette direction. Pas celle-ci. Vous comprenez ??

" Il commence à me faire chier celui-là ... Je viens de Quimper, et alors ? ... Il me prend vraiment pour un provincial arriéré ... Je rêve !! "

- Ainsi, vous ne pourrez pas vous tromper ...

Devant le mutisme de Marco, le directeur se lève enfin de son siège. Stupéfaction pour Marco. Pour la première fois de sa vie, il voit un " rond-de-cuir ". Un vrai. Comme dans les livres. Il avait jamais vu ça. Marco est en admiration devant ce "rond-de-cuir" authentique, qu'il a devant les yeux. Écrasé par des années d'assise.

" Je comprends mieux l'expression ... Courteline ... Proust ... Les derniers vestiges d'une ancienne France des bureaux, du baron Haussmann ... Plus vrai que nature. "Ce directeur est une pièce d'anthologie très intéressante ... Des années à travailler, à vivre assis ... "

C'est tout ce qu'il a à dire ?? ... Comme si je n'avais pas déjà pensé à la façon de prendre le métro ... Comme si à Quimper, on n'a jamais entendu parler du métro ..."

L'entretien est clos. Déjà, fatigué du silence de Marco, celui-ci se lève.

Le directeur appelle quelqu'un pour accompagner Marco jusqu'à sa chambre. Celle qui lui a été attribuée. Allouée. On va voir ça ... Déjà, Marco a compris que celle-ci va donner côté rue. " Ça commence bien ... Pour une recrue de choix ... Mon cul " la chambre se situe au fond d'un couloir. À gauche. L'accompagnateur : tout de noir vêtu. Pas un mot. Vêtements élimés. Spectral."Pourquoi il dit rien ce mec ? " Costume usé jusqu'à la corde. " Un autre monde ? Qui vit en autarcie en plein milieu de la banlieue parisienne ?? ... C'est drôle ... Ça doit ressembler à ça les couloirs feutrés du ministère. Un avant goût du ministère des Anciens Combattants. Là où je commence demain ... Belle perspective pour démarrer ma vie parisienne ... Et pourtant, non, nous sommes bel et bien dans un foyer. À l'ancienne mode. Pas tout neuf. Mais bon ... On fera avec. En suivant l'accompagnateur, Marco a le temps d'observer quelques uns de ses futurs compatriotes. Certains deviendront peut-être des amis. La majorité sera indifférente. D'autres, des ennemis. Peut-être. On verra. Marco ne se fait aucune illusion. Apparemment, pas mal de voyous. Aussi. "Ça me fait pas peur ... Il doit s'en passer de belles, ici ..."

Marco est sûr d'une chose : il va pas s'ennuyer. Après tout, c'est ce qu'il recherche. C'est clair. Il sent que ça va bouger ici. Que ça doit bouger. "J'ai l'impression que je vais connaître toutes les personnes, tous les types de personnages qu'on peut rencontrer dans la vie. Dans une vie. Dans la vie de tous les jours. Toute l'humanité.

Petite ville en province. Grande banlieue parisienne. Paris. Pas loin. Foyer de jeunes travailleurs. Que des garçons. Dommage. Ça va manquer de filles. Très important, les filles. Sans filles. Les mecs se la jouent plus dur. Type macho. On fera avec.

" Je suis plus à l'aise avec les filles ... "

Deux garçons qu'il rencontre dans le couloir feignent de l'ignorer. Totalement. Ils ne daignent pas le regarder. " Je dois pas être assez bien pour eux. C'est dingue de voir à quel point l'accoutrement peut influencer les mentalités. Au point que les gens cherchent même pas à gratter un peu ... Voir ce qu'il y a derrière tout ça ...

Après tout, j'suis un peu pareil ... L'apparence ... Ça suffit pour que l'on vous regarde pas. Pour que l'on vous regarde plus. Plus jamais ... Manifestement ces mecs ont déjà décidé que je ne ferais pas partie de leur clan. Condamné d'avance. Les cheveux longs sans doute ... Peu importe ... Pour leur faire changer d'avis, à ceux-là ... Des siècles ... Et encore ..."

On continue. On arrive à la fin du couloir. Autre garçon. Rencontré. Rien à voir avec les deux autres celui-là ... Franchement efféminé. Une " folle ... " C'est ce qui vient à l'esprit de Marco en cet instant. " Trop, c'est trop ..." Au passage de Marco, celui-là le regarde sans complexes, le mâte sans vergogne. " Qu'est-ce-qu'il veut celui-là ? Je suis pas une marchandise ni un paquet de viande ... Ça m'agace ..." Au moment de le dépasser, le mec ne peut s'empêcher de lui décocher un coup d'œil sans équivoque. Marco a compris. Un peu agacé. Très agacé. " Je crois que j'ai compris ... Ici, il y a plusieurs clans ... Tous les types de mecs sont représentés. Et chacun veut se préserver ...

À chacun sa conception des choses, des autres, du monde, des êtres humains, de la vie ... Chacun se protège comme il peut ... En appartenant à un groupe. À son groupe. Je crois que j'ai compris ça ... Chaque groupe doit être rigide dans ce foyer. Chaque groupe, chaque garçon doit garder ses distances. Vis-à-vis des autres. Ça les rassure. Chaque clan ignore les autres avec superbe. Étrange. Et quand ils bouffent ensemble, comment ils font ?? ... C'est comme ça dans la vraie vie ? Dans le monde du travail ? ... Putain, ça commence à me faire flipper ... Il va falloir se battre ... Toute la vie ..."

On arrive enfin à la chambre. L'homme en noir ouvre. Là, sympa. Cool. Émerveillement. Un rayon de soleil embrase toute la chambre. On sent la chaleur sur le corps. La chaleur du soleil. Sur le visage. Sentiment de bien-être. De plénitude. Marco sait déjà qu'il va se plaire dans cette chambre.

Petite. Ce qu'il faut pour vivre. Simplement. L'homme en noir le laisse dans la chambre. Retourne sur ses pas. Ferme la porte sans précautions. Il en a rien à foutre. Marco est heureux. Simplement là. Dans cette chambre. Seul. Cette chambre de foyer. Sa chambre pendant quelques temps. Le temps de travailler. D'avoir des feuilles de paye. De trouver un logement.

C'est l'heure du dîner. On va voir comment ça se passe. Il est content. Il appréhende aussi. Quel va être le regard des autres ? Comment vont-ils le regarder ? Quand il va entrer au réfectoire ? Peu importe. On verra. Marco se prépare à y aller. À faire son entrée. Il entre. Brouhaha dans la salle. Il est pas le seul à y entrer. Il laisse passer devant lui deux gars qui ont l'air pressés. "Allez-y les gars !! ..." Marco les suit. Le brouhaha devient plus fort. La première chose qu'il remarque. La rampe des plateaux. Blindée comme il se doit. Couverte de plateaux repas. Diable ! Les gars ont faim ... Mais ce qui surprend Marco, c'est qu'à l'arrivée du rail, le directeur se dresse comme Artaban, comme un sénateur romain conscient de son charisme, fier, qui semble recevoir ses "clients au moment de payer". Très bizarre. Pas de caisse car on paye un forfait avec le loyer, avec la pension au mois, mais le directeur est là. Tout imbu de sa personne et plein d'orgueil. Comme si on devait le remercier. Comme si on lui devait d'être là. Il semble attendre qu'on le félicite. Son visage est empourpré. " Cramoisi ? " Comme si l'émotion était trop forte ?

Tout le monde s'en fout de la présence de Marco. Il fait son entrée. Personne ne prête attention à lui. Indifférence. Générale. Déjà les conversations vont bon train. Oui, il y a bien un ou deux garçons qui l'aperçoivent. Qui le regardent. Marco comprend pourquoi. Bof ... Rien qui vaille la peine. Plutôt moches." C'est bizarre que je pense comme ça ... Après tout, je vaux peut-être pas mieux qu'eux ... "

Arrivée au boulot. Lundi matin. 9 heures. Marco n'est pas seul. Il y a un autre gars avec lui. Qui attend comme lui. Imposant, le ministère. Lignes très vieille France comme il se doit. Marco s'y attendait. Devant le bureau B1063, accueil des nouveaux arrivants, il attend. Il poireaute. Avec l'autre gars, il attend que l'on veuille bien le prendre en charge. Marco a fait des efforts. Les cheveux longs bien lavés passent mieux que l'inverse. Mais cheveux longs quand même. Pas question de les couper. Pas question de faire cette concession. Contestataire jusqu'au bout. Contestataire depuis le début. Marco ne cédera pas. Au bout d'un moment, une charmante personne vient les prendre en charge.

- Vous avez tout ce qu'il vous faut ?

Marco ne comprend pas la question.

- Oh pardon !! On vous fournira tout le nécessaire lorsque vous aurez rejoint vos bureaux respectifs. Monsieur Gonzales ?

- C'est moi ...

Monsieur Tirano ?

- C'est moi, monsieur Tirano ...

- Suivez moi aussi s'il vous plaît ...

Marco et son nouvel acolyte, sûrement son futur collègue, suivent la charmante personne. Qui fait tout pour qu'on la remarque. Marco s'en aperçoit maintenant. En la suivant. Longs cheveux blonds. Décolorés. Toute de noir vêtue. Jupe courte. Jambes nues. Très mises en valeur. Suffisamment pour attirer l'œil des nouveaux venus. D'ailleurs, Marco le remarque. Son futur collègue n'a d'yeux que pour la charmante personne. Ou plutôt pour ses jambes. Prédateur. Hétéro pur sang. Jeune homme avide de chair fraîche. Marco comprend. Ils ont vingt ans tous les deux. Marco manque de réfréner un fou-rire. Il se contient. Il y arrive. Il regarde son collègue en coin. Amusé. Celui-ci le regarde. Hagard. Marco attend quelque chose. Quelque chose d'inattendu sort alors de la bouche de son futur collègue.

- Moi, je suis là pour 3 mois. Pas un jour de plus. Pas question de rester ici ...

Marco n'en croit pas ses oreilles. Lui qui a mis un an avant d'obtenir un poste ici, il reste incrédule.

- 3 mois !!

Le gars tiendra parole. 3 mois après, Marco ne le reverra plus jamais.

La " charmante jeune fille " mène Marco à son bureau. Le gars a déjà intégré un bureau qui l'a accueilli à bras ouverts. Un brouhaha monumental a accueilli son collègue.

" J'espère qu'il en sera de même pour moi ... !! "

Marco suit la charmante personne jusqu'à une porte immense, 2 battants. Le cœur de Marco se presse. Il bat plus vite. Appréhension. Le cœur bat la chamade. La belle personne ouvre l'un des 2 battants. Marco s'attendait à la même effusion que pour son collègue. Mais non. Rien. Accueil différent. Et puis Marco fait son apparition. Rien. Il ne se passe rien. Bureau immense. 40 personnes. Une majorité de femmes. " Un certain âge ..." Quelques hommes ". Ça et là ... " Ce sont les hommes, les chefs, ici. Étrange ... " Ce qui frappe Marco, c'est que ce sont les hommes qui lèvent la tête et le regardent. Les femmes, non. Elles continuent, tête baissée, à écrire. Des dossiers énormes, à n'en plus finir, des 2 côtés de chaque bureau. À peine l'espace pour pouvoir travailler. Pas de brouhaha. Étude. De quoi ? Marco a deviné. Dossiers des pensions à reverser ...

Retour au foyer. Le soir. Pour la première fois, Marco réalise ce qu'a voulu dire lorsqu'il parle " des hommes qui, fourbus par le travail de la journée à l'usine, rentrent d'un pas lourd, traînant, portant la fatigue de la journée. La fatigue du travail accompli " ...

Marco est lui-même fourbu. Par les transports. Il a pas l'habitude des transports collectifs, comme ça, aussi présents qu'indispensables. Il est heureux de retrouver sa chambre. Il s'allonge un peu. Il sait pas pourquoi, mais il est fier. Fier de sa journée. Fier de sa première journée comme travailleur. Il fait partie des travailleurs !! De la base même. Il peut ressentir ce que ressentent la majorité des travailleurs. De ceux qui font avancer la société. Les fondations de la société. Il en fait partie ! Enfin ! Il a l'impression, le sentiment d'être utile. D'être utile à la communauté des hommes. Encore un peu de repos. Marco met une cassette. L'ancêtre du cd. America. A horse with no name. Le titre qui a lancé ce groupe. Anglais. Qui, à cause des évènements de 1968, a été obligé d'enregistrer en France !! Marco adore. Musique, titre post-hippie. Crosby, Stills, Nash and Young. Marco a l'impression d'appartenir à ce type de communauté. Communauté contestataire. Contestation hippie. Tout un programme.

Marco se lève. Il a déjà envie de dormir !! Après seulement une journée de travail. Nouveau régime. Nouvelles habitudes, nouveau rythme. Marco n'est pas habitué à ça. Ça le surprend.

Il se prépare à aller dîner.

Nouvelle entrée dans le self. Brouhaha comme à l'accoutumée. Marco arrive toujours après les autres. Il attend que le gros des troupes soit passé. Il préfère. Cette fois, il a le temps de repérer les groupes à table. Les gens qu'il a envie de connaître. Ceux qu'il faut éviter.

Il a repéré un groupe de garçons comme lui. N'en fait pas partie celui qui l'a mâté sans pudeur la veille. Non. Heureusement. Ce groupe est différent. Il paraît plutôt bien. Plutôt sympa. Des gars qui ont plutôt l'air bien dans leur peau. Rare. Ce genre de garçons, en général, ils préfèrent être seuls. Ils sont seuls. Là, non. Heureux d'être ensemble. Plutôt fiers, même. Soudés. C'est l'image qui vient immédiatement à l'esprit de Marco. Une équipe.

Avec son plateau dans les mains, Marco éprouve le besoin de se joindre à eux. Il hésite. Il se décide. Il va vers eux. Il veut les connaître. Il éprouve le désir de les connaître. De les rencontrer. De les découvrir. Se lier à eux. Vont-ils l'accepter ?

Lui proposer d'intégrer leur groupe ? Marco aimerait bien. C'est son secret espoir. Ne pas être rejeté. Il se sentirait bien avec eux. Moins seul. Surtout nouveau venu dans ce foyer. Nouvel arrivé. Ils sont quelques uns.

- Bonjour ... Il y a une place pour moi ?

L'un d'entre eux, un petit frisé aux lunettes rondes le regarde. D'emblée. Comme s'il l'avait déjà repéré. Regard direct. Sans préjugés. Sans fioritures. Marco aime ça. Il a senti ça.

- Oui, bien sûr !

Dit celui-ci en se poussant d'emblée sur le banc pour faire place à Marco.

- Tu viens d'où ? Tu es de Paris ? ... Non ... Tu dois venir de province ... Ça se voit. T'as une tronche à débarquer de

province ... !! Comme nous ... Comme nous tous ici, d'ailleurs. Non ??

- Euh ... Oui, je viens de Quimper. Pourquoi, vous, vous venez d'où ??

À ce moment-là, les 2 autres l'aperçoivent. Ils réagissent. Enfin.

- On vient de province. Nous aussi. On vient tous de la province, ici !! Tu crois quoi ? Que ce sont des Parisiens qui viennent ici ?? Ils n'iront jamais dans un foyer de banlieue !! Ici, il n'y a que des expatriés ... Marco s'assoit. Heureux.

- Tu es venu à Paris pour quoi faire ?

- Euh ... Pour travailler ...

- Et vous ?

- Pareil ...

- J'ai atterri dans l'administration. Ministère Anciens Combattants ... Grâce à une copine, je l'avoue ...

- Nous, on est à l'Opéra ... À l'opéra de Paris !!

Marco réalise que celui qui parle, beau gars, taille moyenne, distingué, chic, jusqu'à présent réservé, éprouve une certaine fierté en disant cela.

- De Paris !! ... C'est génial !! ...

- Comment on fait pour atterrir à l'Opéra de Paris ? ... Il faut travailler comme un malade !! Comme un forcené !!

- ... On a passé le concours jeunes talents pour la danse. Nous l'avons eu tous les trois ... On a eu de la chance ... Tout le monde n'a pas eu cette chance ...

- Waouh ! C'est super !

C'est alors que le 3ème larron, plutôt efféminé, sympathique, extraverti, intervient :

- C'est vachement dur ... On vient du même village. Mais on savait pas que les autres passaient le concours. Je crois qu'on n'osait pas se l'avouer mutuellement. Pourtant on vivait les uns à côté des autres ! On vient de Toulouse ... Ce concours, bien-sûr, ça demande des compétences, des capacités physiques astronomiques, beaucoup d'adresse, mais ils demandent aussi des notions sur l'art. En général. L'histoire de l'Opéra. L'histoire de la danse. Il faut aussi connaître la vie des grands danseurs. Je sais pas pourquoi ... Ce qu'ils ont apporté à la danse ... Moi, si je m'en suis sorti, c'est par le côté technique. Pour le reste ...

- Maintenant, reprend le petit frisé, nous sommes partis pour la grande aventure

L'aventure humaine ... L'aventure de la vie !! ... Et nous sommes à Paris ! Partis pour conquérir le monde ! ... Partis pour la vie d'adulte ... Mais ça on le sait pas encore ... Je sais pas si on fera un grand bout de chemin ensemble, mais ça serait super ! ... Je l'espère vraiment ... ...

Déjà il regarde ses amis et semble les regretter déjà. Ses yeux se perdent dans le lointain. Puis, reprenant possession de la réalité.

- L'avenir le dira ... En plus, les places sont chères ... Il y a de la concurrence ... !! Même entre nous ... Entre les danseurs ...

- Ça a été dur d'apprendre la danse à Toulouse ? Comment ça s'est passé ??

- Disons qu'en province, vouloir faire de la danse, c'est pas évident ... C'est pas simple ... On se connaît tous les 3 depuis l'enfance. Sans savoir que nous allions apprendre la danse ensemble au Conservatoire de Toulouse. Il y avait pas beaucoup de garçons qui voulaient devenir danseurs à Toulouse. Nos parents sont pas trop riches. Pourtant ils ont pas eu à payer ... Là-aussi, on a eu de la chance ... Aussitôt reçus à Toulouse, nous avons pu percevoir une subvention, ce qui nous a permis de tenir la première année ... Nos parents ont accepté. C'était pas évident pour eux. La danse, ils considéraient ça comme un luxe. Une facétie. Mais non. Moi, j'y tenais. Ils m'ont suivi. J'ai bien vu dans leurs yeux qu'ils étaient incrédules. Ils voyaient pas de quoi il retournait ... Pour eux, la danse, c'est à Paris que ça existe. Pas à Toulouse !! Pour eux à Toulouse, c'est de l'amateurisme !! Tu fais un peu de danse comme un amateur. Ça complète quelque chose. Mais ça n'est pas une fin en soi !! La danse passe encore pour une discipline de luxe, réservée à une élite parisienne ... Au départ, mes parents croyaient que pour faire de la danse, il fallait avoir beaucoup d'argent !! ... Après, ils ont compris ... Je crois même qu'ils en tiraient une certaine fierté ... On a passé ensemble l'examen de première année à l'opéra de Toulouse ... Quand on s'est reconnu, on n'en croyait pas nos yeux ...

À Toulouse, on a vraiment travaillé la danse. La technique. Très dur. On a appris à travailler. Heureusement qu'on était tous les trois. Ensemble. Ça nous a soudés ...

Cette première année n'a pas été très bien perçue dans notre environnement. Ça a généré des jalousies. Pas évident ...

On a fait connaissance avec d'autres garçons danseurs. Comme nous ... Ils nous ignoraient. On savait pas d'où ils venaient. On les connaissait pas. D'autres villages ou des environs de Toulouse. Je me rappelle ... Il y en avait un qui venait des beaux quartiers. Les autres, on savait pas ... De toute façon, ils nous prenaient pour des paysans. Des rustres. Je sais pas pourquoi mais on en a fait un complexe. Peut-être que nous sommes très sensibles. Vulnérables ... Trop sensibles peut-être ... Les autres garçons nous ont pris pour des concurrents !! ... En même temps, je me dis que vu que tous les 3, comme on travaillait beaucoup, comme on travaillait plus que les autres, ils devaient avoir peur de nous ... !! ... On voulait montrer qu'on était autre chose que des paysans ... J'ai l'impression qu'on devait travailler plus que les autres ...

- Et les filles ?? ... Il y en a vachement qui font de la danse !! Vous deviez avoir une sacrée cote !!!

- Oui, bien-sûr, il y avait beaucoup de filles, mais elles étaient à part ... Elles nous fréquentaient pas ... Elles voulaient pas se mélanger à nous ...

Manifestement, on faisait pas partie de leur monde ... Elles étaient entre elles ... Je pense qu'elles avaient peur de nous ... Rester entre elles devait les rassurer ... Elles devaient se sentir plus en sécurité ... Je sais pas pourquoi ... Elles semblaient plus solidaires que nous les garçons ... C'est bizarre ... Sauf pour l'entraînement ... Là, elles s'exerçaient avec nous ... Même qu'elles discutaient volontiers avec nous ... J'ai jamais compris pourquoi ... Euh si, je crois savoir ... Elles devaient penser qu'on fricotait ensemble. Entre garçons ... Ce qui n'était pas le cas ...

- Vous avez passé le concours pour l'Opéra de Paris !

- Ouais ... On pensait pas être reçus tous les trois. Tous les trois ensemble ... Vraiment ça a été une chance inouï ... On a été reçus tous les trois. À Toulouse, il y avait un autre garçon qui l'avait passé avec nous. Il avait travaillé dur aussi, même s'il ne faisait pas partie de notre bande ... Avec le recul, je me dis qu'on aurait pu l'adopter ... L'aider, tu vois ... Mais on l'a pas fait ... Je sais pas pourquoi ... Est-ce qu'on le prenait déjà pour un concurrent potentiel ? Déjà ? Je sais pas ... Peut-être ... On aurait pas du agir comme ça ... On était plus jeunes ... On s'est pas rendu compte ... Il aurait pu être avec nous ... On était con ... Il y a aussi ... On avait peur qu'il foute en l'air notre petit groupe ... Notre petit confort

Ou bien on a eu peur qu'il casse la bonne entente qu'il y avait entre nous ... Et puis on se connaissait tellement bien depuis l'enfance ... Être tous les trois ensemble, toujours ensemble, ça nous rassurait. Tu comprends ? C'était comme une sorte d'équilibre pour nous ... Alors qu'aujourd'hui, tu vois ... La vérité, c'est qu'un seul d'entre nous arrivera peut-être à devenir un danseur étoile ... Ça n'arrive qu'une fois dans la vie ... Quand ça arrive !! Les autres, tous les autres ne feront que l'accompagner, lui, le danseur étoile ... Les autres ne seront que le faire-valoir du danseur-étoile ... Le plus doué d'entre nous ... Encore que même le danseur-étoile, pour lui, ça durera au max, 5 ans, peut-être 6, avant qu'il ne soit remplacé par un plus jeune ... Qui lui ravira sa place ...

C'est la règle du jeu, et rien ne peut l'arrêter ...

En disant cela, le garçon regarde ses 2 acolytes, ses amis d'enfance. Les 2 autres, imperceptiblement, baissent la tête.

- ... En vrai, nous savons déjà lequel de nous trois est le meilleur, et qui sera l'élu ... !! Au fond, nous le savons dès le début ... Mais une profonde amitié nous unit ... Une amitié née dans l'enfance ... Il est le meilleur ... Il est vraiment le meilleur de nous trois ...

Marco les regarde tous les trois l'un après l'autre. Pour savoir qui. Rien !! Impossible de savoir qui ... Mais cela a-t-il de l'importance ? ... Ce que Marco voit, c'est une profonde amitié, une sorte de solidarité très forte qui unit les trois garçons.

- ... Je sais ... Tu sais ... Chacun a, possède son destin propre ... Sa propre route ... Ça fait partie de la vie ... Du challenge de l'homme ... De chaque homme et de chaque femme sur cette terre ... Et nous n'y pouvons rien ... Quoique nous fassions, impossible d'y déroger ... Tu sais, peut-être même que les deux autres, les deux autres arrêteront la danse un jour ... Peut-être même celui qui aujourd'hui, sera danseur étoile ... Chacun possède sa propre voie sur cette terre ... Mais c'est vrai aussi que c'est une question de bon sens ... Je me souviens pas qu'il y ait eu beaucoup de danseurs étoile à Paris, au cours du siècle précédent ... Peut-être y en a-t-il un pour chaque génération ... J'y connais rien à la danse, hormis ce que tout le monde sait : il faut travailler des milliers d'heures avant d'y arriver ... Tu sais, moi, à part Noureev, les ballets de Roland Petit, Patrick Dupont, le dernier en date ... Quels sont les autres ??

Du coup, de façon très étrange, mû par quelque chose d'inexplicable, comme frappé par la foudre, soudaine prise de conscience. Révélation. Marco, en regardant les trois garçons discuter, défendre leurs idées, leurs convictions, réalise quel est, quel sera son destin, son propre destin, à lui. Il sera le raconteur, l'observateur, le spectateur de la vie des autres. Il prend conscience de son rôle, aujourd'hui, demain, toujours, toute sa vie. Comme ça, d'un coup. Illumination soudaine. Visite des esprits. Lesquels ? Marco réalise son rôle. Celui d'un observateur. Un observateur de la vie des autres. De ceux qui vivent autour de lui. De ceux qui l'entourent. Qui l'entoureront demain.

Marco réalise qu'il est à sa place aux Anciens Combattants. Oui. Une place de choix. Une place d'employé. Qui lui laisse tout le temps d'observer ses contemporains. Il le fera. Il le sait. Fini les grandes ambitions. Lesquelles d'ailleurs ?? Il réalise à ce moment qu'il n'en a jamais vraiment eu. Ça l'étonne. Il se connaît pas. Il doit pas se connaître. Vraiment se connaître. Sa place d'employé. Une place d'employé dans l'Administration française. Comme Proust ? Courteline ? ... Sa place, au fond. Dans la société. Oui, il est heureux. "Je suis heureux ... Je me sens bien ... Je me sens mieux" Marco, observateur. Observateur de la vie des autres. Il regarde les trois garçons devant lui qui, devant son silence, son calme ... Son absence ... Semblent le découvrir. Un peu surpris, comme fascinés par ce garçon étrange, comme eux au fond, mais ils ne le savent pas, ils le pressentent, amusés par ce garçon maigre, aux cheveux longs, qui vient de trouver sa place dans la société. Ces trois garçons qui, pourtant, réalisent déjà, que seul l'un d'eux arrivera aux étoiles. Les deux autres auront un autre parcours. Pourtant, même s'ils ont 20 ans, aucune trace de jalousie entre eux. Amis d'enfance. Amis depuis toujours. Marco est fasciné par ça. Lui qui n'a jamais eu d'amis. Toujours. Jamais. Et qui aurait aimé en avoir. Un. Ces trois-là resteront amis le temps que la vie finisse un jour par les séparer. Car elle le fera. Ça, Marco le sait. Pas eux. Ou ils ne veulent pas le savoir. Le voir. Ça lui fait pas peur. C'est normal. Lui, Marco, il le sait. Ça lui donne de la force. Sa force. Ça l'inquiète pas. Ça fait partie du processus de la vie, du cours des choses ...

Il se lève, les yeux embués de fatigue. Elle est arrivée comme ça. Sans prévenir. Il est 23 heures. Il a pas vu le temps passer.

Les gars, je crois que je vais coucher !! ... Je m'en vais retrouver ma piaule. Vous m'en voulez pas ? ... J'ai besoin de me retrouver seul ... D'être un peu seul ... Pour moi-aussi, réfléchir à quelle sera ma vie dans le grand maelström de la vie !! ... Super sympa de vous rencontrer ... Cool ! J'ai beaucoup appris. De vous ... On se retrouve bientôt ...

- T'as pas beaucoup parlé, Marco ! ... Tu nous as écoutés, posé beaucoup de questions. Mais tu es qui, Marco ? ... Nous, on te connaît pas !

- Euh ... Non ... Oh ! ... Ça viendra, mais vous savez, j'aime écouter !! Parler de moi, c'est pas mon truc ... Je suis plus à l'aise quand j'écoute que quand je parle ...

Marco part. Il les laisse.

- Je vous embrasse tous !! Fait-il avec un grand geste de la main.

Les autres ne comprennent pas. Ils se regardent. Interloqués. Puis ils se mettent à rire. Rire franc. À gorge déployée. Marco les entend. Il ne peut s'empêcher de penser qu'ils sont libres. Libérés d'un poids. Parler leur a fait du bien. Peut-être Marco leur a-t-il servi d'outil. "Ils devaient se sentir un peu seuls, tous les trois, dans ce foyer ..."

Sans attendre, Marco se précipite dans le couloir pour rejoindre sa chambre.

" Super, ces mecs, je crois que ce foyer commence à me plaire ... Je sens que je vais bien m'y sentir ... C'est peut-être là, au final, que je vais trouver ma place ...

Le lendemain, puis la semaine, s'écoulent. Tout va très vite. Trop vite. Les jours défilent à n'en plus finir. Travail. Fatigue. Repos. Sommeil. Marco n'y peut rien. Il laisse faire. Il ne maîtrise plus le temps. Quand on travaille, le temps passe très vite. On ne contrôle plus rien. Après quelques soirées passées en compagnie des danseurs, Marco s'est remis à manger seul. Histoire de réfléchir au cours des choses, au destin, à la vie en général. Au bout de quelques mois, le soir, au moment du dîner, il finit par remarquer un autre groupe de jeunes.

Un autre style. Autre chose. Une famille en apparence. Des cousins. Sûrement. Marco adopte la même tactique d'approche.

- ... Euh ... Bonjour ... Je m'appelle Marco ...

- Et vous ?

- Philippe !

Et désignant un garçon à côté de lui,

Marc ! Mon cousin ... Mon grand cousin ... Et en face, c'est Yves, un copain. Du foyer. Nous avons sympathisé dans ce foyer même. Il y a quelques mois ...

Marco les regarde tour à tour.

- Assied-toi avec nous !

Dit Marc, le grand cousin, avec un sourire qui coupe son visage en deux.

- Ok ! Avec plaisir ! ... J'aime bien rencontrer mes voisins ... Après tout, même si elle est un peu grande, nous vivons tous dans la même maison !

- Viens à côté de moi ...

Dit Marc.

- Tu es ici depuis combien de temps ?

- Ça va faire 6 mois ... Pourquoi ?

- Pour savoir ... Moi je vis pas ici ... Je pourrais pas !!

- Tu vis où alors ?

- J'ai une piaule à côté d'ici ... C'est moi qui ait conseillé ce foyer à Philippe ... Mon cousin ... Lui se plaît ici ... Moi j'ai besoin d'avoir, de posséder mon univers propre ... J'ai besoin de recevoir qui je veux, quand je le veux ... Je veux pouvoir me sentir libre ... Même si c'est une illusion ...

Pendant la conversation, Yves, le colocataire ne dit rien. Il écoute. Il apprend. Il sourit parfois ... Ce qui frappe Marco, c'est que Yves, même s'il ne dit rien, écoute attentivement. Très attentivement. Il a des mimiques qui ne trompent pas ... Il sourit beaucoup. Surtout à Marco. Franc. Direct. Sans pudeur. Innocent.

" Le visage de l'innocence ... On dirait un tableau de Michel Ange ou de Raphaël ... "

- Ça te dirait de venir chez moi ?

Coupe Marc. La soudaineté de la proposition surprend Marco. Il ne s'y attend pas. Il prend la proposition au vol.

- Ok ! Après tout, j'ai jamais eu mon chez moi à moi ... À part lorsque j'étais chez mes parents ... Ça me dirait de voir la piaule d'un gars qui tient à son univers ... !!

- Demain à 20h30 ?

- Ok pour moi !!

Le lendemain, Marco se rend chez Marc.

- Hello ! ... C'est moi ...

- Entre ! Toi ...

Et là, Marco rencontre, trouve un univers qu'il a jamais imaginé. L'antre, la demeure, le logis d'une star. Du rock. Duplex. Des tapis partout. Pas de moquettes. Des masques rieurs dans tous les coins. Draps. Tentures. Tentures indiennes. Brodées. Dorées. Un décor de théâtre. Tentures sur tous les murs. Sans exception. Miroirs. Partout. De tous les styles. Essentiellement rococo ...

Au centre de la pièce, le salon, un immense portrait, un portrait. Gigantesque. De Jim Morrison. Chanteur. Des Doors. C'est pas tout. Le cadre est somptueux. Doré sur tranche. Finement ciselé. Ancienne époque. Belle époque. Siècle dernier. Siècle précédent. Table de salon immaculée. Blanche. Les pieds couleur or. En forme de sarments de vigne. Qui vivent. Qui semblent réels. On dirait qu'ils poussent la table vers le haut. Décor Harry Potter.

Marco va de merveille en merveille. Sur la table de salon, un livre de poèmes. Anglais. Keats.

- Je monte ... Je te laisse 2 minutes. Je peux te laisser ? ... Fais comme chez toi, Marco ... Te gêne pas ...

- Je t'en prie Marc ... Vas-y !

De découverte en découverte. Marco est fasciné par ce qui l'entoure. Il se sent intimidé. Il a l'impression d'être dévisagé par tous ces masques qui le regardent. Qui rient. En le regardant. Qui se moquent de lui. Qui le renvoient face à lui-même. Qui le regardent avec ironie ... Marco se sent pris dans un vertige. Soudain, il a l'impression d'être embarqué. Dans un défilé. Une cérémonie. Occulte. Plein air. Tous les masques s'animent autour de lui. Ils prennent corps. Ils virevoltent autour de lui. Grotesques. Ils le dissipent. Lui font perdre la tête. Mais Marco reprend le dessus. C'est lui le maître de la farandole. Il l'a décidé. Maintenant, c'est lui qui mène le défilé. Dans les rues de Venise. C'est lui qui a organisé, suscité le défilé ...

Retour à la case départ. Chez Marc. Dans l'univers de ce dernier fait de poésie, de couleurs, de naphtaline. Cet univers fascine Marco.

Ses yeux ne peuvent se détacher du recueil de poèmes. Qu’il a devant lui. Posé devant lui. Il n'ose pas l'ouvrir. Sacré. Instrument du rêve, de l'onirisme sacré. Là-aussi, Marco a peur. Il a peur de découvrir ce qu'il y a à l'intérieur. Un univers fantastique. Un autre. Un autre univers. Mais sa main est plus forte que lui. Plus forte que son esprit. Que sa volonté. Sa main le guide. Déjà elle feuillette le recueil. À pleines volées. Keats ...

Marco se reprend. Il sort de sa léthargie.

Sa main droite ne peut plus s'empêcher de feuilleter le recueil de poèmes. Elle est fébrile. Il ne peut pas la maîtriser. Incontrôlable. Son regard s'illumine. Ses yeux s'émerveillent. Ils brillent. Marco est émerveillé. Il a complètement oublié Marc. Plus les vers s'écoulent devant ses yeux, plus il est transporté. Il s'envole. Il part. Il disparaît entre les lignes. Les vers. Vers des lieux inconnus. Insoupçonnés. Insoupçonnables. De lui. De Marc. Il découvre des lieux nouveaux. Des horizons inconnus. Jamais vécu ça avant. Vers fleuris, colorés, extravertis, qui jaillissent dans tous les sens, toutes les directions, sans réfléchir, vers le ciel, vers la terre, vers le néant, vers les étoiles, le firmament, la nuit, l'obscurité, le jour, l'étrange ... Sur les côtés, vers la vie, les autres, les humains, les arbres, les fleurs ...

Mille fleurs. Des milliers de fleurs. Des fleurs partout. Belles. Jaillissantes. Épanouies. En pleine force. Un véritable jardin de toutes les couleurs. Verdoyant. Fleuri. Kaléidoscope multiple. De couleurs multiples. Aux mille feux.

À travers les vers, on sent le vent qui gémit. Les arbres qui bruissent. Nature présente. Omniprésente. Le vent rugit. Puissant. Doté d'une force surnaturelle. Supranaturelle. Chimérique. Ou alors, ce sont les mille voix, les millions de sons de l'univers, de l'humanité, qui gémissent, surgissent à travers les vers. Le vent souffle. Interminable. Pour une durée indéterminée. Il emporte tout sur son passage. Les feuilles volent. Le déluge ... Il emporte tout sur son passage. Marco est fasciné. La brise fait des ravages. Keats ... Elle fait voler les pages du recueil. Elles sont devenues incontrôlables. Pages qui s'envolent. Feuilles qui se mélangent. Puis qui restent immobiles ... Puis virevoltent à nouveau ...

... Marco replonge plus avant dans le recueil. Avec délectation. Passion. C'est sa drogue. Une drogue. Une façon d'être. Une façon de voir la vie. D'être en vie ...

Marco se sent transporté ... Il oublie totalement qu'il est chez un autre ...

- Tu m'as pas entendu ? ...

- Euh ... Non ... Excuse-moi ...

- Ça fait 10 minutes que je te propose un café ... !! Il est tout chaud ... Pour toi ... Rien que pour toi ... Tu m'as fait l'honneur d'honorer ma maison ... Je suis flatté ... J'espère que mon univers te plaît. Qu'il t'a plu ... Qu'il te plaira un autre jour ? ...

Marc s'installe au milieu du canapé en face de Marco. Canapé fuchsia. Marco est encore dans le rêve. Dans le détachement. Sur une autre sphère. Marc a compris. Il lui décroche son plus beau sourire. Marc se sent envahi par une douceur, un bien-être inconnu. Cette chaleur ... Dans ce sourire ... Grâce à ce sourire ...

- T'avais oublié ma présence ... Hein ? Tu m'avais complètement oublié ?

- Oui ...

Au fur et à mesure de ses pérégrinations, de ses découvertes, des uns et des autres, de tous les styles de copains que l'on peut rencontrer dans un foyer, dans la vie, Marco revoit Yves. De plus en plus souvent. Fréquemment. Régulièrement. Il est appelé, il sait pas pourquoi, à le rencontrer souvent. Comme un fait exprès. Comme si c'était écrit.

Yves. Yves, c'est le copain de Marc. Le copain de foyer. Yves, c'est le garçon très beau qui ne parle pas. Qui ne parle jamais. Comme s'il avait quelque chose à cacher.

" Personnalité à découvrir ... J'aimerais bien le connaître ce mec ... Entrer dans son univers ... Oui c'est ça, entrer dans son univers comme on perce un secret ... Aller de l'autre côté du miroir ... Son miroir ... "

Yves. Traits grossiers. Mais parfaitement dessinés sur le visage, en parfait équilibre. Sourire ravageur. Mortel. Dévastateur. À vous clouer sur place. À te clouer sur place. Un zeste de tristesse pourtant. Mais indiscernable. Insaisissable. Ou bien masqué ... Regard un peu triste si je cherche bien ... Yves. Regard très doux. Des yeux. Un regard. Avec un rideau devant. Un voile. De la gaze. Regard un peu voilé.

Marco le rencontre souvent au dîner. Soit avec son nouveau camarade de foyer, soit seul. Ces derniers temps de plus en plus souvent seul. Ou dans les couloirs. Quels que soient les étages. Il traîne beaucoup. Que cherche-t-il ? Que fait-il ? Que veut-il ? ... Qui est-il ce Yves ? ... Marco aimerait bien le savoir ... Lorsqu'il rencontre Marco, cet éternel sourire. Marco, un rayon de soleil ? ... Je n'en crois rien ... Visage de Yves. Permanent. Lisse. Jamais les yeux froncés. Pas d'émotions ? Si ... Sans aucun doute. À voir ... À découvrir ... Un jour, Yves s'arrête devant Marco.

- Tu trouves pas ça un peu ridicule ? De se rencontrer comme ça sans se parler ? ... C'est dommage de pas s'arrêter sans apprendre à se connaître ... Tu trouves pas ?

- Si ... C'est vrai ... C'est nul ...

- Ça te dit de venir dans ma chambre pour parler un peu ? Discuter de tout et de rien ? Faire un peu connaissance, quoi ??

- D'accord ! Je te suis ... On y va ...

Yves n'habite pas très loin. Même étage. Ils arrivent rapidement. Chambre côté cour. Grande chambre pour Yves. Il a eu de la chance. Ou il doit avoir ses relations au sein du foyer ...

- Ouah ! ... Elle est grande ta chambre ! Elle doit faire le double de la mienne !!

- J'ai tout simplement attendu que le locataire d'avant s'en aille ... Et hop ! Je l'ai demandée ... !!

- Euh oui ... Je n'y ai pas pensé ... Une chaise, un lit, un bureau. Aménagement chambre foyer type. Rien de plus. Pas de superflus.

Marco s'assoit sur le lit de Yves.

Yves prend la chambre et se place devant Marco.

- Et voilà !! ... Nous y sommes ! ... Tu es de Quimper !!

- Oui ! ... Les nouvelles vont vite !! ...

- ... Surtout quand on s'intéresse aux personnes qu'on a envie de connaître ...

- ?

- Moi-aussi ... !! Je suis de Quimper. Exilé comme toi à Paris ... Je t'ai jamais vu traîner dans les rues de Quimper ?? ... T'étais où ? T'allais où ?? ...

- Aux Fauvettes !! ...

- Aux Fauvettes ?

- C'est un bar rock ... Très rock Heavy métal Punk ... Ils passaient du Sex Pistols en permanence ... Il est vrai que ça changeait tout ... Ça changeait tellement de choses dans l'univers musical ... Une véritable, une vrai révolution ... On y entend toutes sortes de musiques ... Toutes sortes de bonnes musiques ...

- D'accord !! Ça m'aurait fait plaisir d'y faire ta connaissance ... On aurait pu passer de bons moments ensemble ... À partager ... Tu m'aurais fait connaître tes goûts ... Musicaux ... Je t'aurais fait connaître les miens ... !!

- Tu as peut-être raison, Yves ... J'ai du mal à partager, à faire partager mes passions. Aux autres ... Je suis un peu introverti. J'ai du mal à faire le premier pas ... Peur de déranger ... D'indisposer ...

- Si tu as peur de tout, tu feras jamais rien !! Il faut prendre, attaquer la vie en face, te saisir des choses lorsqu'elles s'offrent à toi ... Marco, il faut prendre la vie par le bon bout ... Par le vrai bout ... !

Marco, il faut brûler la vie par les 2 bouts !! On a pas le temps d'attendre l'avenir ... On n'est pas à sa disposition ... De toutes façons, il nous attend pas ... Se dépêcher de vivre ... D'exister ... C'est ça qu'il faut vivre ... Vivre intensément par minute, chaque seconde de l'existence ... Il faut prendre la vie de force !! ...

Que fais-tu demain ?? ...

- Euh ... Rien.

- Viens avec moi ... Je vais à un concert de Bob Marley ... Tu viens avec moi ??

- Si tu veux ... On se donne rendez-vous dans ta chambre ?

- Ok ... On dit 19h ...

Le lendemain, 19h, Marco, toujours précis, frappe à la porte de Yves.

- D'un coup, celui-ci ouvre la porte en grand ... La laisse ouverte.

- Je t'attendais !!

Yves récupère deux ou trois choses en vitesse que Marco ne voit pas, sort de la chambre avec précipitation, entoure les épaules de Marco avec son bras, fraternel, l'entraîne à l'extérieur ... Ils sortent du foyer ... Ils sont déjà dehors. Personne à l'horizon. Il fait nuit. Il pleut un peu.

Marco est surpris. Il ne s'attendait pas à ça. Urgence. Dérouté. Fier. Bizarrement. Il comprend pas pourquoi. Ému. " Je sens qu'avec ce mec, il va se passer autre chose ... Je vais vivre des sensations nouvelles ... Lesquelles ? Pourquoi ? Ce garçon, je ne le connais même pas ..." Flatté que l'autre lui ait entouré les épaules avec son bras. Pourquoi au fait ? Et puis pourquoi ce geste de la part de Yves ? On a parlé deux ou trois fois ... " Pourquoi il m'adopte aussi facilement ? Il ne me connaît même pas. Moi, Marco. Yves ? Un nouvel ami ? Déjà ? Si vite ? C'est trop beau ... Je rêve ! ... Tout ça va trop vite ...

Ça existe pas dans la réalité ... Mais si, ça existe ... Apparemment ".

Ils filent dans la nuit ... Deux ombres qui marchent vite. Pressées. Qui glissent dans la nuit. Furtives. Qui longent les murs. Qui rasent les murs ... Ils traversent ensemble de grands espaces vides. Immeubles, tours immenses. Croisements de voies express, d'autoroutes ... Yves ignore les transports en commun ? Trop tard. Chacun chez soi. Qui s'aventure pas dehors. Trop risqué. Insécurité. Déserts. Entre les grands ensembles. Les tours se dressent au ciel. La Défense ? Ailleurs ? Déjà arrivés ? Où ? Marco ne sait plus où ils sont. Il se fie à Yves. Il lui fait confiance.

Ils atteignent la première station de métro. En vue. Terminus de la ligne. Ils attrapent le métro dans la foulée. Un toutes les 7 minutes. À l'arrache. Au moment où il démarre. Où les portes se ferment. In extremis.

Le métro ... Bruyant, ancien métro des années 50 ... Il vrombit ... Bruit infernal ... De crécelles. Insupportable. Machine infernale ... Dans le ventre de Paris ... Dans ses entrailles ... Dans les profondeurs de la cité ... Subway ... Tout va vite. Très vite. Ce garçon, ce mec, c'est la foudre. La tempête ... Un ouragan à plein régime. Incontrôlable. Incontrôlé ... "J'arrive pas à suivre ..."

Marco n'a pas le temps de réfléchir. Ce garçon, il tourne à mille à l'heure. Depuis l'enfance ... Depuis toujours. Ses parents ? ... Depuis la naissance. Conçu pour l'urgence ... Comment fait-on pour en arriver là ?? ... Yves ... Prend-il le temps de vivre ? Sait-il ce que cela veut dire ?? Le veut-il vraiment ? Cela a-t-il un sens pour lui ?? Mais non ... Pourquoi ? Vitesse. Urgence. C'est Yves. Comme s'il n'avait pas le temps. Jamais le temps. Le temps de quoi faire au juste ? Jamais le temps de se poser. De réfléchir. Le temps lui était compté. Certainement. Comme nous tous. Lui le sait pas. Déjà. Inquiétant. Mais excitant. Si excitant ... Tout ceci est loufoque ... Exaltant ... Vivre la vie par les deux bouts en même temps ? C'est possible ? Oui ... Yves le peut. Lui le peut ... La vie à pleines dents ... La rage de vivre. James Dean ? En punk ? Version punk ? Oui, car c'est Yves. C'est lui.

Ils arrivent à Porte de Pantin. Déjà une foule devant les barrières. La foule des grands soirs. Des concerts qui feront date. Dont celui-là. La foule attend déjà depuis trois ou quatre heures. Sagement. Babas cools. Sages. Trop sages. Le punk va tout dévaster sur son passage ... La foule attend son tour. Un peu de bousculade mais ça va encore.

Une heure.

Flux et reflux de la foule. La nervosité gagne. Être aux premières places. Derrière les invités ...

Deux heures.

Les barrières sont tellement bousculées qu'elles manquent de se renverser à chaque mouvement de la foule.

Elles manquent de l'entraîner avec elles. Yves se calme. Non. Il peut pas. C'est au-dessus de ses forces. Il mesure la distance d'ici à l'ouverture des portes. Je me mets dans la file. Sage. Je suis un garçon sage. Sérieux… Soucieux des convenances et du savoir-vivre. Du bien-vivre. Yves, non. C'est autre chose. La vie de l'instant. C'est son savoir-vivre. Entraîner les autres. J'attends qu'Yves se joigne à moi. Je le cherche. Pas de Yves. Il faut faire la queue ... !! Je l'aperçois plus loin. Il me fait signe. Frénétique. Il a repéré un creux dans la file. Une filière. Grâce à un mouvement de foule inattendu. Inopiné. Les gens hésitent à s'engouffrer dans un creux laissé par la vague. C'est l'occasion. Ou jamais ?? Pour Yves, c'est l'aubaine. C'est l'occasion. Il me prend par la main. Il me tire avec violence. J'ai un haut-le-cœur. Je m'y attends pas. Le fait qu'il me prenne par la main m'émeut. Encore ? Mais pourquoi que diable ?? Il n'y a rien là d'extraordinaire !! ... Enfin ... En tout cas, ça m'émeut encore. Aujourd'hui.

Déjà Yves et moi fendons la foule comme deux forcenés. Deux fugitifs ? Deux terroristes en fuite. Ça doit plutôt être ça. Mon cœur manque de s'emballer. Il va s'arrêter net. Je le sens. Les gens sont effrayés en nous regardant. Je sais plus où me foutre. J'ai honte ! Oui !! J'ai pas l'habitude de passer devant les autres, comme ça ... Ça se fait pas !! ... Je me sens mal. Je suis mal à l'aise. Mais déjà nous arrivons aux portes. Nous sommes arrivés. Deux videurs. Monstrueux. Grands. Tout de noir vêtus. Entrée sous forme de chapiteau. On s'engouffre. Les videurs n'ont pas le temps de réagir. De nous rattraper. Yves, c'est la foudre. Un ouragan. Rien d'autre.

En moins de dix minutes, on se retrouve dans la salle. Immense. Sous un chapiteau immense. Au milieu des quelques privilégiés qui ont déjà pu entrer. Ou resquiller. C'est pas fini ! Yves, le bolide humain. Ça ne lui suffit pas ... Le concert va commencer. Déjà on sent fort l'odeur de l'herbe qui commence à circuler à un mètre au-dessus de nous. Elle traîne par nuages entier. Pas encore compacts. Plutôt effilés ... Elle va bientôt envahir tout. Bonne ... De la bonne. Odeur déjà âcre. J'en ai plein les narines. Les poumons plutôt. Déjà ... Yves fonce vers les boissons. Bières probablement. L'immense bar situé sur le côté gauche de la scène. Moi, je me remets difficilement de mes émotions. Multiples. La vraie vie, quoi ... Je pense que c'est ça ... À mille à l'heure. Avec Yves. On peut pas faire autrement. J'ai pas le temps de me poser des questions. C'est fini. Du moins pour un certain temps ... Déjà Yves revient victorieux. Deux bières à la main. Deux canettes. Victoire. Sourire radieux. De conquête. Mon Dieu ... Ce sourire ... Putain, j'y pense encore aujourd'hui ... Il me hante encore ...

Elles me paraissent bien grandes, ces canettes. Mort Subite ? J'en sais rien. De toute façon, j'aime pas la bière. Il va falloir aimer. Avec Yves, pas le choix. Faut y aller. Hors de question de décevoir le mec. Je vais pas faire le difficile.

Le malin. Je fais le malin. Je sais même pas le goût que ça a la bière. Je n'en ai jamais bu. Houblon. Ouais, ça doit être ça ... Je bois au goulot. Catastrophe. Avec les bulles, j'avale de travers. Je sais pas la boire. Grotesque. Je me donne en spectacle. C'est ma spécialité. Ça commence bien ! Je m'étouffe. Évidemment. Y'a qu'à moi que ça arrive. Je regarde le plafond. Ma vue se trouble. Très haut le chapiteau. Les rayures commencent à tourner. À toute vitesse. Ça va de plus en plus vite. De plus en plus fort. Je sens plus mes jambes. Je m'écroule. Yves prend peur. Il s'agenouille devant moi. Rapide comme l'éclair. Il me regarde. Il prend ma tête dans ses mains. J'ouvre les yeux. Il me tapote les joues. Fort.

Il se calme. Il me réveille. Avec douceur.

- Réveille-toi ... Relève-toi ...

Avec Yves, on perd pas de temps. Jamais. On va vite. C'est tout. Il perd jamais de temps. C'est le seul moyen de le suivre. Sinon, c'est foutu. Terminé. Avec Yves, il faut suivre son sillage. C'est une étoile fuyante. C'est la comète. Si on veut, on peut. C'est ce que je me dis.

Je souris. Je lui souris. L'air imbécile. Navré plutôt. Lui me sourit avec compassion. Avec tendresse ? ...

Difficilement je me relève. Ça va mieux. Un peu mieux. C'est pas le top. Le concert a commencé. Il s'éloigne. J'entends des effluves de la musique ça et là. Qui viennent et qui reviennent. Par intermittences. Par saccades. Comme le ressac. De la mer. Les vagues arrivent et repartent ... Je suis sur des rivages lointains. Ensoleillés. C'est la plage. De la Jamaïque. Tout le monde danse sur la plage. Rasta. Dreadlocks. Ray-bans. Tout le monde en porte. Sauf moi. Du reggae. Reggae. De la solitude aussi. Sur la plage. Les gens sont seuls. Ou c'est l'herbe qui me donne cette impression. Cette plage, c'est à la fois la fête. Mais en grattant l'écorce, beaucoup de solitude. De la pauvreté aussi. Beaucoup de pauvreté. Et de misère. J'entrevois la réalité ?? Effet de l'herbe ? Philosophie ? Que se passe-t-il tout à coup ??

Reggae. Bob Marley. Jamaïque. Îles. Plages. Immenses. Soleil. Chaleur torride. Immensités. Une autre philosophie. Une autre façon de vivre. Léthargique. Léthargie ... No stress. Si ce n'est celui de manger. Sur cette plage immense, infinie, de Jamaïque, on me parle avec douceur. Avec langueur. Détachement. Distance ... Sur la plage. Soleil de plomb.

Le groove de Bob. Marley. Il commence à faire son effet. Dévastateur. Tout le monde danse. Entraîné par le diable. Possédé par le démon. Du reggae. Yves se lâche. Ça y est. Lui-aussi n'est plus lui-même. Il se trémousse comme un diable. Complètement déjanté. Il n'est plus lui-même. J'adore. J'adore ce mec. Il me transcende moi-même. Il m'aide à me sortir de moi-même ... Il entre en transe. Le temps ne compte plus. C'est fini. Il est entré dans la musique. De tout son corps. Extatique. Yves est en extase. Possédé par le démon du reggae. Par lui-même. Par sa folie. Par sa propre folie. Par son urgence. Par l'urgence de la vie.

Moi-aussi. J'entre dans le groove irrésistible. Une transe méconnaissable. Je ne connaissais pas le reggae. Maintenant je sais. Je comprends. À travers ses cheveux longs, Yves me décroche un regard complice. Enfin. Un regard de bonheur. Irrésistible. Allez, ça m'émeut encore. Il est lui. État second. Pour tous les deux. Dans la musique. Il me parle. De loin. Je vois ses lèvres qui s'animent. Qui s'adressent à moi. "J'aimerais bien les embrasser ces lèvres ... Même de loin ..."

J'entends rien. Trop de bruit. Le son tourne dans tout le chapiteau. On dirait qu'il me crie :

" Lâche toi Marc ... Vas-y ... T'as rien à craindre ... Je suis là ... Avec toi ... Sors de toi Bordel ... Sors de toi, Marc ...

J'ai compris ... Je me lâche. Je sais plus ... Qui je suis. Peu importe. Je me laisse aller. Les guitares m'envoûtent ... Et ce rythme à contre-courant ... Il fallait y penser ... McCartney l'avait compris avant les autres ... Clapton a compris l'impact ... " I shot the sheriff " ... Il a mondialisé le reggae. Il l'a rendu populaire. Titre de Bob.

Déjà la fin du concert. Yves et moi sommes en manque. Déjà. Mais non. C'est fini. Trop tard. C'est passé si vite ... Le concert est achevé. C'était pas un concert. C'était une messe. Un rituel. Une kermesse. Gigantesque.

Yves se tourne vers moi. Son sourire désormais ravageur. " Ça t'a plu ? ...

- Putain si ça m'a plu ... !!

Je n'ai plus revu Yves. Je ne le reverrai jamais. Je suis allé sur Internet. J'ai retrouvé sa trace. Puis plus rien qu'est-il devenu ? J'ai pu le retrouver en Allemagne où il s'est occupé de quelques affaires. Lesquels ? Je l'ignore. Je ne le saurai jamais. Quelques dates très anciennes. Puis plus rien pendant des années. Un jour, j'ouvre Le Figaro. Par hasard. Rubrique Nécrologie. En bas à droite, je vois un entrefilet. Pas de doute quant au nom. La date de naissance colle. C'est bien lui. C'est pas un autre. Sous le nom est inscrit : " Organisateur du festival d'Hambourg ". Je suis triste. Je ferme le journal. Le jette. J'ai les larmes aux yeux. Deux ans avec lui m'ont plus marqué que 20 années avec d'autres. Deux ans de folie. Pure et dure. Ces deux années avec lui n'auront duré que deux minutes tellement elles étaient riches. Vivre sa vie par les deux bouts. Je sais ce que ça veut dire aujourd'hui. La vie ne vaut-elle pas d'être vécue ? ... Un passage ... Qui peut durer plusieurs années ... Ou quelques minutes ... C'est selon ... La vie c'est un commencement ... Un éternel recommencement ...

C'est plus pressant de la part de Cyril. Bientôt, dans leur longue marche sur la piste, Cyril cherche la main de Marco. Il a besoin de cette chaleur soudaine, du chaud de sa main. De la chaleur du corps de l'autre. Comme si, ayant déjà vécu une histoire avec un autre garçon, histoire qui s'est mal passée, il avait besoin soudain d'un autre homme à aimer pour chasser de ses pensées l'aventure précédente. Il ressent le besoin d'accélérer les choses. Il veut aller plus vite que Marco.

Son ancienne aventure, il veut l'oublier le plus vite possible. Et puis il sent quelque chose différent chez Marco. Il sent la force d'un homme, d'un garçon qui sait où il va. Marco a fait des études d'ingénieur.

D'abord par goût car les chiffres lui parlent davantage que la littérature. Il trouve que cette dernière manque de contours, de précisions. Il a l'impression qu'écrire ne résout pas les problèmes. Les chiffres, eux, parlent d'eux-mêmes. Ils sont irréfutables. C'est cela que Cyril aime chez Marco : la précision dans tout ce qu'il fait. Et ça, ça le rassure. Lorsqu'il l'a rencontré en plein Berlin, en plein milieu de l'avenue, dans un coin qu'il ne connaît pas, dans cette ville qu'il ne connaît pas encore, et qu'il appréhende, ce qui a retenu son regard, c'est l'expression du visage de Marco. Cette assurance, cette volonté de vaincre. Cette fierté dans le regard. Peut-être ce désir de se battre, qui émane de tout son être, cette volonté de prendre tout ce qu'on lui offre et d'en faire quelque chose. C'est ça que Cyril a détecté chez Marco. Un visage volontaire, décidé ... Un visage à aimer. Lorsqu'il l'a aperçu de l'autre côté de l'avenue, Cyril a simplement pensé : c'est lui. A partir de là, comme mû par une force intérieure irrépressible, il s'est mis à traverser l'avenue, il s'est mis soudainement à courir, regardant à peine, de façon inconsciente, l'autorisation de traverser. Arrivé, il a mis les mains dans ses poches, s'est figé devant la vitrine d'un cosmétique en attendant que l'autre arrive à sa portée. L'autre arrive. Cyril va au-devant de lui. Il lui adresse un regard lourd de conséquence. Il lui décroche le plus beau sourire dont il est capable. Un sourire radieux, plein de promesses. Il réalise seulement qu'il s'est peut-être trompé. Et s'il n'était pas gay ?? ... Il est vrai que ces derniers temps, à Berlin, les agressions homophobes ont repris. Mais Cyril n'en a cure. Il peut pas rater ça. Il peut pas passer à côté. Soudain, il éprouve des sueurs froides. Le temps de réagir, figé sur place, il réalise que l'autre l'a dépassé sans même lui accorder un regard. Cyril accuse le coup. Ouaouh.

- Je me démonte pas, je reste calme. Au contraire. Il retrouve ses joies d'enfant et ses peurs d'autrefois. Il traverse à nouveau le boulevard. Il se met à courir avec frénésie. Il le remonte tout en surveillant Marco du regard. Va suffisamment en amont. Puis traverse une nouvelle fois. Il y a moins de boutiques, moins de passants. Peut-être est-ce là l'opportunité qu'il attend. Il voit Marco arriver et continuer son chemin. Mais celui-ci se dirige droit vers lui et arrive à son niveau.

- Tu crois que j'ai pas compris ton manège ??

Cyril reste sans voix.

- ...

- Tu sais pas quoi dire ?

Cyril regarde Marco avec intensité.

- Je suis désolé ... Je sais pas c'qui m'a pris ... Tu m'as tout de suite plus ... Je sais pas qui tu es ... Je te connais pas ... Mais j'avais envie de te rencontrer ...

- ... Comme ça ??

- ... Je me suis dit que tu étais peut-être comme moi ...

- Tu veux dire quoi ?

- ... Je sais pas ...

- Ça fait longtemps que tu me poursuis ??

- Euh ... Non ... Euh je crois que je me suis trompé ... Je crois que je vais partir ...

- ...

- ... Excuse-moi ... Mon attitude ... J'aurais pas dû ... Encore désolé ...

Cyril s'apprête à partir.

- Attends !! ...

Cyril se retourne.

- ... Attends quoi ??

Marco se présente face à lui. Il lui tend la main d'un geste direct, presque brutal. Les yeux directs allant fouiller le regard de Cyril.

- Marco. Enchanté de te rencontrer.

- ... Euh mais je croyais ...

- C'était un test. N'aies pas peur ...

- Je n'ai pas peur ...

- Tu as mangé ce matin ?

- ... Vite fait ...

Cyril se dit qu'il ne va pas laisser passer une occasion comme celle-là.

Marco se met à rire.

- Je vois ...

- Tu vois quoi ??

- Rien !! Tu as déjà mangé mais tu es prêt à remettre ça pour qu'on parle !

- Oui ... !! C'est vrai ...

- Je te propose un p'tit déj ... Je t'emmène.

Cyril est fou de joie. Il pensait pas que ça se présenterait aussi bien ... C'est inespéré ... Il a pris un risque énorme, sans savoir ... Et déjà l'autre lui propose de partager quelque chose à boire ... Pour faire plus ample connaissance !!

- T'es dans tes pensées ??

Cyril sort de sa torpeur.

- ... Un peu ... Excuse-moi ...

- Arrête de t'excuser !! ... Tu t'excuses tout le temps ... Tu es gêné ??

- Non !! ... Je suis bien, c'est tout ... Je suis content de te connaître ... Enfin j'veux dire, je te connais pas mais je suis heureux de faire ta connaissance ...

- J'ai bien vu ton manège tout à l'heure ... En fait, je t'avais déjà repéré quand tu étais de l'autre côté ...

Ils arrivent à un espace lounge que Marco semble déjà connaître. Peut-être même qu'il y a déjà ses habitudes ...

Marco repère une table en terrasse et invite Cyril à prendre place.

- Tu veux quel côté ?? Côté soleil ? Côté boulevard ?

- Oh ! Ça m'est égal !! ...

Marco s'assoit d'emblée et attend que Cyril prenne place devant lui.

- Alors, qu'est-ce que tu veux ??

- Te connaître ... Tu fais quoi dans la vie ?? ...

- Je viens de finir mes études d'ingénieur ... Mais tu vois, je suis déçu ...

- Déçu de quoi ? ... Je comprends pas ... Tu peux avoir un bon job !

- Non, ça suffit pas ... Tu vois, depuis toujours, depuis tout petit, je peux pas m'empêcher de faire des calculs ... De tout calculer !! ... C'est une vraie maladie ... Et mes calculs s'orientent toujours vers des constats morbides, des statistiques déprimantes ...

- Du genre ??

- Je veux pas te paraître bizarre !!

- Non !! ... Tu m'intéresses Marco !!

- Et ben ... Je sais pas si ça a un rapport, mais je me suis toujours intéressé à la guerre mondiale ...

- Et puis ??

- Eh bien, j'en suis arrivé à tout calculer, population totale, démographie, inflation, montée du régime nazi, pourquoi, les rapports de l'Allemagne avec la France, ses rapports économiques avec les pays limitrophes ... J'essaye de comprendre pourquoi on en est arrivé là ...

- Arrivé où ??

- A cette guerre !! Qu'est-ce qui a déclenché une guerre qui a fait 6 millions de morts !!

- Tu crois vraiment qu'il faut se poser toutes ces questions ??

- Ben oui !! Tu veux faire quoi d'autre ?

- Euh ... Tu peux regarder l'avenir ... Moi !! ... Tu sembles tellement préoccupé ...

Marco réalise soudain qu'il a un peu oublié Cyril ...

- Excuse-moi ... Tu vois maintenant, c'est moi qui m'excuse ... !! ... Je t'ai un peu oublié ... C'est vrai, ça fait longtemps que j'ai pas parlé ... !!

- Tu parles pas souvent ... Tu as des amis ? ... Quelqu'un à qui parler ?

- Pas vraiment ... Les études ne m'ont pas laissé beaucoup de temps ...

- Tu n'as pas d'amis alors ?

- ...

- Moi, je veux bien être ton ami ... Mais pitié !! Me ressors pas tes plans négatifs !! ...

- Excuse-moi !! ... Et toi, Cyril ? C'est bien ça ?

- Oui, c'est bien Cyril ...

- D'où viens-tu, toi ?

- Je viens de nulle part !! ...

Dit celui-ci en riant.

- Je viens de nulle part et d'ailleurs ... Je n'ai pas eu un parcours comme le tien ... Plus chaotique je pense ... J'ai fini par me mettre aux sciences sociales après avoir essayé plein de choses ... Philosophie, compta ... Même les maths !! Mais à chaque fois, j'ai laissé tomber pour faire autre chose ...

- Tu es instable, c'est ça ?

- C'est un peu ça ...

- Alors, tous les deux, c'est l'instable et le réaliste ??

- C'est ça ...

- Tu as quelque chose qui me plaît toi ! C'est ton naturel, ta façon d'être, sans complexe, tel qu'en lui-même ... Tout l'inverse de moi en somme ...

- Tu me trouves bien alors ?

- Mais ouais mon vieux, même si t'as quasiment pas de barbe ...

C'est la première fois que Marco fait une allusion à son physique ... Jusque là, ça va, se dit-il. Espérons que le reste va lui convenir !!... Cyril se sent ironique dans son cœur ... Il est trop canon ce mec ... Non, pitié, pas ça ... !! ... Il est trop bien ...

Ils se lèvent tous les deux, ensemble, se regardent amusés, heureux d'avoir commencé à se connaître, plus à l'aise aussi ... Et se sourient ... L'un et l'autre savent que le premier pas a été franchi ... Le plus dur ... Marco commence à découvrir Cyril sous un rapport plus physique. Il se trouve plutôt fragile, presque diaphane ... Mais au fond de lui, il sait qu'il a trouvé celui, quelque soit le temps que durera leur relation, qu'il pourra protéger ...

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